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Venise

(28 mai – 20 juin)

Le lendemain, jour de la Pentecôte, vingt-huitième jour de mai, quand j’eus dit ma messe avec la plus grande dévotion possible, dans une très belle église du nom de Nostre-Done-de-Miraculis, de l’ordre des moines de Saint-Augustin, qui sont des religieux fort dévots, nous revînmes à notre hôtel pour y prendre une collation. Puis, après le dîner, nous quittâmes la cité de Trévise (ou Tervise), ayant pris place, nous quatre, à bord d’un beau chariot branlant, qui ne cessa sa course qu’après nous avoir déposés dans la ville de Mestre, distante de Trévise de trois grandes lieues. Mestre est située sur la mer, reliée par le Grand Canal à Venise. Nous étions assaillis de tous côtés par des marins proposant de nous conduire à Venise. Nous embarquâmes dans une jolie barque qui nous conduisit, en empruntant ledit canal, jusqu’à Venise devant le palais Saint-Marc, en moins de deux heures ; nous contournâmes Saint-Marc par-derrière pour aller [9v.] rejoindre notre hôtel du Lion blanc. Nous y fûmes accueillis avec bienveillance par le maître du lieu, répondant au nom de maître Michel, qui est flamand. Immédiatement après, nous quittâmes ledit hôtel pour aller à Saint-Marc entendre les vêpres où se chantaient harmonieusement les psaumes repris en alternance et en polyphonie. Ce qui était une pure merveille à ouïr. Pour ce qui est de la richesse de l’église, je détaillerai plus complètement, le moment et l’heure venus, ce que j’ai vu et appris. Après le souper, nous allâmes voir, dans l’hôtel où il était descendu, monseigneur le baron d’Haussonville. Il nous accueillit avec grande déférence, nous disant tout son plaisir et nous assurant de toute la joie qu’il avait de notre arrivée, bien qu’il eût quelque motif de mécontentement à l’encontre du seigneur de Clévant notre compagnon, disant qu’il n’avait point voulu l’accompagner, mieux encore que c’était lui qui nous avait empêchés de partir en même temps que lui. Toutefois, il fallut peu de temps pour que son courroux cessât. Il nous donna à boire du bon vin, se rendant totalement à nos raisons. En ce qui me concerne, il accepta de bonne grâce mon affection et mon intimité, au point que jamais depuis ce moment-là il n’aurait pu se passer de moi. Nous étions restés quasiment huit jours à Venise, à ne rien faire d’autre qu’à visiter les églises et les Lieux Saints, ainsi qu’à tisser des liens d’amitié et faire connaissance avec un grand nombre de gens de bien et d’honneur qui étaient des pèlerins du saint voyage comme nous. Ils venaient d’Espagne, d’Angleterre, des Flandres, de Lombardie, d’Allemagne, de France et de Bretagne et de bien d’autres endroits, si nombreux qu’il me serait impossible d’en détailler la provenance. Toujours est-il qu’il y en avait beaucoup qui étaient de bonne et riche maison, ce qui s’apercevait à la noblesse de leur maintien, un certain nombre qui cachaient leurs titres, par crainte d’être reconnus, comme les évêques, les abbés, les prélats, ainsi que d’autres. Grâces soient rendues à mon Dieu, il n’y en eut aucun, si grand fût-il, pour ne pas m’accorder son estime et ses faveurs cent fois plus que je l’aurais mérité.

Nos démarches, jour après jour, eurent pour conclusion que majoritairement notre groupe passa un marché avec un seigneur de Venise, du nom de messire Jean Dauphin, stipulant qu’il prenait à bail le voyage aux Lieux Saints, pour l’aller et pour le retour (à condition que Dieu nous prêtât santé et vie), pour le prix et la somme de cinquante ducats d’or, calculée selon le dernier taux officiel du ducat dans la zone vénitienne, à verser pour moitié du total, à savoir vingt-cinq ducats, à Venise, et les vingt-cinq restants[68], au port de Jaffa (ou Joppen), avant de quitter le bateau [10]. Certains obtinrent de meilleures conditions que nous, parce qu’ils disaient que le sieur Contarin assurerait le transport à un meilleur coût que nous. Notre patron, voulant à toute force empêcher l’autre d’emporter le marché, baissa son prix, et conclut avec eux sur la base de quarante-six ducats. On dit toujours que les premiers à arrêter un marché ne font jamais une bonne affaire, car ils agissent avec trop de précipitation, mais quand on a conclu une transaction, la chose est irrévocable. Notre propre marché fut cassé et annulé en présence de gens d’honneur (comme le sont les Vénitiens !). Nous demandâmes au notaire qui avait rédigé l’acte de nous en fournir une copie ; ce qu’il fit à nos frais. En voici la forme et la teneur[69] :

Au nom de la sainte et indivisible Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, noble personnage et homme d’honneur Jean Dauphin, patron-associé de la nave Santa Maria, d’une part, et les sieurs pèlerins d’autre part, souscrits unanimement consentants, sont parvenus et parviennent aux dispositions et accords ratifiés et conclus en toute bonne entente ci-dessous portés par écrit, en présence de Barthélemy Francigène, interprète, concernant le voyage au Saint-Sépulcre de Notre-Seigneur Jésus-Christ, cette année présente, que l’ensemble des sieurs pèlerins se disposent à entreprendre. À cette fin, ledit patron s’engage, vis-à-vis des sieurs pèlerins, à leur fournir une nave bien étanche, équipée et munie de bombardes, de moyens de défense en armes et en hommes, de marins habiles et expérimentés formés aux techniques de la navigation et de la défense de la dite nave et des gens transportés à bord, tant à l’aller qu’au retour ici à Venise, le tout à la charge financière du patron en personne.

Item, il est tenu d’appareiller du port de Venise, pour ledit voyage, le 9 juin à venir, sauf toujours empêchement justifié. Sinon, il tomberait sous le coup d’une amende de mille ducats.

Item, il ne pourra faire escale en nul autre port, à l’aller, qu’à Rovigno, Zante, en Crète, à Chypre et Jaffa, où il ne pourra rester que trois jours dans chacun d’eux, sauf nécessités et circonstances le contraignant à aborder à d’autres ports et à y rester durant davantage de jours, sous peine de cinq cents ducats en cas d’infraction à cette disposition. Le tout valable dans les mêmes conditions pour le retour. Il est autorisé encore à stationner trois jours durant dans chacun d’eux et à Chypre treize pour procéder au chargement du fret, non comptabilisés les jours d’accostage et d’appareillage. Il devra illico, par le plus court chemin, rentrer à Venise.

Item, ledit patron est tenu et obligé d’obtenir des Infidèles un sauf-conduit, à l’aller et au retour, de manière que les sieurs pèlerins [10v.] n’entreprennent pas pour rien ledit voyage.

Item, ledit patron est tenu et obligé, conformément aux engagements pris, de pourvoir aux frais d’entretien desdits sieurs pèlerins, tant à l’aller qu’au retour. Il leur assurera chaque jour trois repas. À savoir : le matin, un trait de vin de Malvoisie avec du pain-biscuit ; pour le repas de midi ensuite et pour celui du soir, chaque jour, du pain blanc, du vin blanc ou rouge, des viandes fraîches bouillies et rôties, du potage et du fromage, pendant le carême du potage, du poisson frais et salé, des œufs et du fromage ; dans la mesure du possible, ce qu’il aura pu se procurer de meilleur et de plus approprié.

Item, il est tenu et obligé de régler toutes les dépenses, les redevances et les différentes taxes supportées durant le séjour en Terre Sainte, payer la location des petits ânes chargés de porter les pèlerins pour aller à Jérusalem, et de les accompagner à cheval ; d’être à leurs côtés dans leur visite des Lieux Saints convenus jusqu’au Jourdain inclus, de les conduire et de les ramener en toute sûreté et sécurité, en réglant toutes les taxes, à l’exception cependant des petits cadeaux que les sieurs pèlerins doivent prendre à leur charge, de veiller, en agissant en conséquence, à ce que les pèlerins ne soient pas mal traités par les Infidèles et ne subissent ni n’endurent de leur part dommage ou préjudice ; enfin, il doit rester et séjourner sur place avec sa nave durant les jours convenus, et les reconduire à la nave conformément à la coutume.

Item, il est tenu et obligé, au cas où l’un des pèlerins, durant leur séjour en Terre Sainte, formulerait le désir d’aller jusqu’au mont Sinaï, et lui en aurait fait part un peu tard, de donner à ce pèlerin persistant dans cette intention, de manière à éviter que les autres n’aient là un prétexte à lui reprocher de l’immobilisation de la nave, dix écus prélevés sur la totalité du montant du prix du voyage.

Item, ledit patron est tenu et obligé de libérer des espaces réservés auxdits pèlerins, de dégager et d’évacuer les emplacements à eux attribués, de n’encombrer ni les uns ni les autres de marchandises, et de leur donner et assigner un local pour l’entrepôt de leur vin, de leurs viandes et de toutes autres choses du même ordre. Lesdits sieurs pèlerins en outre devront pouvoir, comme bon leur semble, se déplacer partout sur la nave, tant dans les cales que sur le pont.

Item, ledit patron est tenu d’emmener avec lui un médecin praticien et un chirurgien avec les médecines appropriées, de sorte que s’il fallait y avoir recours, les sieurs pèlerins puissent, contre paiement, les utiliser. Et encore, il doit disposer d’un interprète en Terre Sainte connaissant la langue des Infidèles (à la charge du patron en personne).

Item, ledit patron ne doit pas s’entremettre dans le domaine des biens desdits pèlerins, au cas où l’un d’entre eux, tant sur la nave qu’en Terre Sainte, viendrait à décéder, sauf disposition particulière prise par l’intéressé lui-même, dans tel ou tel sens ; de la même façon, au cas où l’un d’eux viendrait à mourir (puisse Dieu faire en sorte que cela ne soit pas le cas) à l’aller, il ne toucherait que la moitié de la totalité du prix du voyage. D’où la disposition suivante à noter : s’il avait touché la totalité du prix du voyage, il est tenu d’en restituer la deuxième moitié à celui à qui, au moment de sa mort, il la destinait. La même disposition est à appliquer dans le cas suivant : si [11] l’un des pèlerins souhaitait rester en Crète, à Chypre et à Zante à l’aller, et si, en Terre Sainte, l’un d’eux venait à décéder ou s’il voulait y rester, ledit patron n’est pas tenu de lui restituer quoi que ce soit, mais la totalité du prix du voyage lui serait acquise.

Item, il est tenu et obligé, quand il mouillera au large de quelque port, de fournir un canot, une barque ou sa propre « gondole » avec ses servants, et de conduire à terre lesdits pèlerins et de les reconduire à la nave, quand ils souhaiteront, pour leurs besoins, se rendre à terre. De même, au cas où le patron se serait réfugié dans un port, pour cause d’intempéries ou de tempêtes, et que l’on n’y trouvât pas de vivres, il doit pourvoir à la nourriture desdits pèlerins à ses frais personnels. Lesdits pèlerins, en quelque port que ce soit, tant à l’aller qu’au retour, de même qu’en Terre Sainte, sont tenus et obligés de pourvoir à leurs dépenses personnelles sans dommage et sans aucun préjudice à supporter par ledit patron. Et encore, il pourra embarquer son fils, à l’aller dans un port d’Apulie.

Item, ledit patron est tenu et obligé de prendre toutes dispositions pour que lesdits pèlerins ne soient, en aucune façon, l’objet de mauvais traitement, en paroles et en actes, de la part des hommes d’équipage, mais bien au contraire pour qu’ils les traitent avec respect, selon les bonnes convenances, et de donner les cautions appropriées, à la charge du seigneur Catavere, pour que soit observé le contenu de ces clauses, à hauteur de deux mille ducats.

Les sieurs pèlerins, dont les noms sont écrits ci-dessous, s’engagent et s’obligent à verser et à régler au patron, pour toutes les dépenses, le prix du voyage et toutes les obligations ci-devant énumérés, cinquante ducats d’or de bon et juste poids, émis par le Trésor de Venise, mais aux conditions suivantes et avant toutes choses, à savoir que ici même, dans la cité de Venise, ils sont tenus de payer vingt-cinq ducats, les autres vingt-cinq doivent être acquittés avant que la nave accoste au port de Jaffa, et que les pèlerins posent le pied sur le sol de la Terre Sainte, et cela sans chercher chicane.

Cet acte est authentifié comme véridique, par la signature ci-dessous apposée dudit seigneur Jean Dauphin. Et si dans les articles et conventions présentement énoncés ne figurait pas tout ce qui devrait l’être, servant les intérêts, avantages et profits desdits pèlerins, il faudrait considérer que tout cela y est énoncé et stipulé. Et les sieurs pèlerins pourraient contraindre ledit patron, en quelque lieu que ce soit et en présence de quelque juge que ce soit, à l’examen et à la vérification de tous les litiges contenus dans lesdits articles, dont l’observation des uns est évidente, mais dont la précision du contenu des autres demande à être confirmée.

Item, le seigneur Jean Dauphin s’est obligé et a hypothéqué lui et tous ses biens, présents et futurs, à hauteur de deux mille ducats. Suivent ici les noms des pèlerins qui étaient présents à la rédaction de l’acte : seigneur Claude d’Haussonville, seigneur Nicole Loupvent, moine et trésorier de l’abbaye Saint-Michel de Saint-Mihiel, du diocèse de Verdun, Nicolas Blommenach, Jean Ruffus, Bertrand de Condé, Charles de Condé, Didier Le Dart[70].

[11v.] Vous venez de voir le contrat et marché passés par les dessusdits. Ce qui est à voir maintenant, c’est un aperçu de la grande et riche cité de Venise. Non point que je veuille reprendre les lettrés d’hier et les savants historiographes qui avant moi en ont fait une noble et ample description, mais seulement pour faire connaître toutes les innovations qui ont pu être réalisées depuis leur temps, vu que chaque jour, pour ce qui est de la présente époque, les habitants et les notables dudit lieu ne cessent de rénover et de réformer ce qui est vieux : bâtiments, usages, coutumes.

Description de la cité de Venise

Venise, ancienne cité sise sur l’Adriatique, n’est point garnie de tours ou de murailles défensives, mais les bâtiments, comme autant de châteaux et de maisons-fortes, sont entourés et environnés de toutes parts par la mer ; elle est à ce point organisée et gardée, ses lois, usages, code de justice si bien et si dignement établis et observés qu’il serait impossible, dans toute l’Europe, de trouver sa rivale. La souveraineté de Venise a un long passé ; elle a toujours, de manière fort éclatante, exercé sa domination. Dotée d’opulentes richesses, d’armes fortes et puissantes, d’une vaste capacité dans le domaine du savoir, d’un rude potentiel de guerre, elle pourrait, en vingt-quatre heures, instantanément, lever une troupe de cent mille hommes capables de répondre à une attaque, et de les expédier, selon son bon plaisir, ici ou là, à la fois par mer et par terre. Il serait bien difficile, pour le plus puissant prince chrétien, de réaliser pareil tour de force dans un aussi petit espace de temps. L’antiquité de sa fondation, selon les sources anciennes, remonte à quatre cent vingt-huit ans avant la création de Rome, avant la naissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ mille cent soixante-dix-huit ans, dix ans seulement après l’expédition conduite par les Grecs contre Troie-la-Grande, à cause de l’enlèvement par Paris de la belle Hélène, et après la formation du Monde et la création d’Adam deux mille sept cent quatre-vingts ans. Mais dans le temps qui suivit sa création et sa fondation, Venise trouva un renforcement de richesses et de gloire avec l’arrivée d’un certain nombre de très grands, puissants et magnanimes seigneurs qui vinrent s’y installer avec tous leurs capitaux, pour se soustraire et échapper à l’extraordinaire folie et à l’effrayante et inhumaine persécution perpétrée par Attila qui régnait en Hongrie, un tyran débordant de cruauté, le terrible persécuteur de la Chrétienté, qui s’appelait flagellum Dei, que nous traduisons en notre langue par « le fléau de Dieu ». Cela se passait quatre cent soixante ans après l’Incarnation de Notre-Seigneur Jésus. C’est à cause de cette horrible persécution que ces seigneurs [12] vinrent chercher refuge dans cedit lieu de Venise impossible à prendre d’assaut, ce qui valut à la cité son essor et son envol économique.

Et il est fort difficile de croire que, partant d’un si grand nombre de peuples dont les conditions, les pays et les régions sont si divers, puisse s’unifier, se constituer un rassemblement d’hommes faisant bloc, sans opposition aucune, dès qu’il y va de l’utilité et de l’intérêt de la chose publique, se conformant journellement à leurs louables et anciennes coutumes, pour traiter selon les règles de la justice toute requête formulée. Chaque jour ils sont immanquablement trois cents gentilshommes à se réunir au Conseil huit heures durant, à savoir quatre heures avant le dîner et quatre heures après, et quand l’année est révolue trois cents autres gentilshommes sont désignés pour siéger à leur tour audit Conseil, afin de subvenir à toutes les affaires relevant de ladite seigneurie et pourvoir à la désignation des délégués préposés à la direction et au gouvernement des royaumes, pays, îles, provinces et régions appartenant à Venise.

Il faut savoir que Venise compte bien trois mille gentilshommes, riches, puissants, gens doctes et experts, dont le vêtement est fait de grandes robes de fine étoffe de couleur violette, serrées à la taille par une belle ceinture de velours noir. C’est là leur tenue chaque jour, depuis le jour de Pâques où l’on reçoit la communion[71] jusqu’à la Saint-Rémi au premier jour d’octobre. De ladite fête de Saint-Rémi jusqu’à la fête de Pâques qui suit, ils portent tous de grandes robes noires à la ceinture identique à celle qui a été décrite ci-dessus. Mais aux jours de grandes fêtes, ils portent, pour la plupart, des vêtements de velours rouge foncé, de damas imprimé, de fin satin rouge foncé, d’aucuns de fine « écarlate ». Ce qui constitue un riche et somptueux spectacle à voir des gens parcourant la cité, non point en compagnie de serviteurs nombreux, à la mode des Français ; le plus souvent, ils s’en vont seuls, un à un, portant cornettes de velours aux couleurs vives et petits bonnets ronds les faisant ressembler à des prêtres ou à des gens d’Église, se saluant l’un l’autre, lorsqu’ils se croisent, comme s’ils étaient des religieux. Ils ont tous un petit train de vie, ils mangent frugalement, tout au plus le soir un plat de légumes assaisonnés, un poulet rôti, une orange et un petit morceau de fromage, par personne pas plus de deux verres de vin. C’est là la façon, pour le Vénitien, de se sustenter sans débourser grand denier ! Quant à la coutume qui consiste à s’inviter réciproquement à dîner ou à souper comme nous le faisons ici, il n’en est rien, car ils redoutent trop les dépenses. Dans ces conditions, rien d’étonnant qu’ils soient riches et pleins d’une opulence faite d’or, d’argent et de pierres précieuses. Car un homme de nos pays d’en-deçà dépenserait plus d’argent pour ses frais de bouche en une semaine que quatre Vénitiens en un mois [12v.].

Pour faire bref, s’il est une chose admirable pour ce qui est de Venise, autant dans les constructions à usage d’habitations que dans les églises, en particulier dans celle de Saint-Marc qui est appelée la chapelle du Doge, c’est bien l’incroyable travail de mosaïque des voussures.

Venise possède un périmètre de huit milles de longueur totale, abritant soixante-deux paroisses et quarante et un monastères. Saint-Pierre est la grande église patriarcale, ayant primauté sur toutes les autres. C’est là que le patriarche a sa résidence. La cité possède un grand nombre de précieuses reliques de saints qui y sont l’objet de soins attentifs, que l’on vénère avec une grande dévotion. Parmi ces reliques il y a celle de monseigneur saint Marc, conservée dans une châsse faite d’or, d’argent et de pierres précieuses, d’une valeur de plus de deux cent mille ducats, celle de monseigneur saint Roch, de sainte Barbe, de sainte Lucie, de sainte Hélène, mère de Constantin, qui découvrit la Sainte Croix, le chapeau du prophète Zacharie, le père de Jean-Baptiste[72], orné de pierres précieuses, ce qui lui confère une valeur inestimable, la relique de ce même Zacharie. Le nombre des autres reliques y est à ce point infini qu’il serait impossible de les consigner toutes par écrit. À Venise, il y a un large espace délimité par un périmètre long d’environ trois milles, totalement fermé de murailles étonnamment fortifiées, appelé l’Arsenal, où la mer pénètre et d’où elle se retire, par de nombreux canaux. On y trouve bien rassemblées là deux cents galères, avec tout l’équipement nécessaire pour la navigation. À l’Arsenal, chaque jour, cinq cents personnes travaillent à la fabrication des bateaux, voiles, cordages, ancres, bombardes, lances, javelines, arbalètes et tout ce qui est matériel militaire, et il n’est pas possible de dire qu’à travers le monde entier il existe un endroit de ce type où se trouverait concentré un tel complexe, quels que soient les types d’activités concernées. Chaque samedi, il faut engager là, rien qu’en salaire, cinq cents ducats d’or, autant en hiver et en été qu’en toute autre saison. À Venise, il y a un autre espace, au-delà du Grand Canal, près de la Pêcherie, appelé le Rialto, où chaque jour se rencontrent les marchands de Venise, jusqu’à midi, pour traiter avec leurs débiteurs ou leurs créditeurs. Si par hasard il leur arrivait de manquer ce rendez-vous, ils pourraient être taxés de lâcheté ou de poltronnerie, à moins de pouvoir se justifier d’une excuse jugée recevable comme une maladie ou tout autre motif [13]. Il y a là un beau sujet d’émerveillement valable sur la quasi-totalité du monde : comment est-il possible qu’une cité aussi ancienne puisse subsister aussi longtemps dans toute son intégrité, alors que Babylone est en ruines, Alexandrie culbutée, Jérusalem détruite, Rome brûlée et morte, ainsi que tant d’autres grandes et opulentes cités quasiment toutes rayées de la carte ? À cette raison du maintien en l’état de son intégrité, il n’y a pas d’autre explication que la prudence, la sagesse, la justice et le service de l’État qui motivent cette seigneurie de Venise. Elle mérite le titre de cité la plus heureuse d’Europe.

Bartholomeo de Cologna[73], s’adressant à la cité de Venise, dit :

Prête-moi attention, je t’en prie, puisses-tu ne pas être contrariée d’entendre que l’on chante tes louanges. Tant que la mer contiendra des dauphins, tant que les astres lumineux seront suspendus à la voûte du ciel, tant que la terre humide fournira des moissons, bonheur des humains, tant que la race des hommes se renouvellera sur la terre, Venise, à travers tous les siècles, sera célébrée avec le plus vif éclat. Venise, salut, triomphante reine de la mer. Salut, toi qui seras proclamée déesse du monde entier. La Grèce eut la sagesse, Rome s’imposa par les armes. Pour l’heure, c’est Venise qui a cette sagesse, maintenant c’est son lion qui possède la suprématie des armes. Sous les regards de Neptune, la cité de Venise a assuré ses fondements sur les ondes adriatiques et imposé sa loi à la totalité du monde marin. Et toi, Jupiter, te voici en train de me vanter les merveilles défensives du mont Tarpéien, alors qu’au même moment, Venise maintenant, à son tour, étale des fortifications dignes de ton fils Mars. Si tu préfères à la mer le Tibre, porte tes regards sur l’une et l’autre de ces deux villes. Pour la première, tu diras que ce sont les hommes qui l’ont fondée, pour la seconde, les dieux.

N’était la crainte de lasser les lecteurs, je m’étendrais ici plus amplement sur des faits avérés méritant d’être rapportés sur cette cité, mais les savants auteurs tels que Antonius Sabellicus[74], Solinus[75], Strabon[76], Jean Borscus de Bratislava, Nicolas Germanicus[77] ont écrit à ce sujet de façon si singulière que ce serait pour moi, qui ne suis qu’un tout petit ver de terre, bien téméraire d’oser ouvrir ma bouche toute balbutiante de « barbare » pour ne répéter que leurs admirables chroniques historiques.

[13v.] La grande solennité de la cité de Venise se célèbre le jour de la fête de l’Ascension de Notre-Seigneur. La veille de cette fête, a lieu la bénédiction de la mer par le patriarche ; en signe d’épousailles avec elle, il jette à la mer un anneau d’or d’une valeur de plus de cinquante ducats. Pour se rendre à cette cérémonie, le doge est conduit et emmené revêtu d’habits d’or d’un prix inestimable dans son grand et noble Bucentaure, tout ruisselant d’or fin sur toutes ses structures visibles. Y accompagnent ledit prince cinquante des plus importants seigneurs issus de la meilleure noblesse, disposés vingt-cinq d’un côté, vingt-cinq de l’autre, assis sur des tapis de velours, drapés dans des habits d’or, le pont du Bucentaure entièrement recouvert de beaux tapis de Turquie. Ledit seigneur est assis à la partie arrière du bateau, appelée « poupe », dans un déploiement de faste qui dépasse l’entendement. C’est là que vous pourriez voir les gens du petit peuple, voguant sur la mer pour assister à la fête à bord de galères, de brigantins, de barques, de gondoles et d’embarcations légères si nombreuses qu’il serait impossible d’en faire le compte.

Lesdits seigneurs marquent une grande familiarité avec nous autres les pèlerins, ou du moins adoptent-ils des façons qui donnent le change, car ils sont fort enclins à la dissimulation. Ils nous ont témoigné beaucoup de marques d’honneur, le jour de la fête du Saint-Sacrement, comme vous allez l’apprendre ci-après.

La Fête-Dieu à Venise

La place Saint-Marc était totalement recouverte (sur une largeur de dix pieds) par une toile polychrome, destinée à protéger du soleil. L’heure des vêpres venue, nous allâmes (à l’église Saint-Marc) où étaient psalmodiés en polyphonie, par chant alterné, tous les psaumes, verset par verset. La table d’autel, déployée, était richement ornée ; sur le devant, il y avait un saint Marc en or de trois pieds de hauteur. Sur les quatre piliers, faits de marbre fin, étaient sculptées des reproductions tirées de la Bible, soutenant un petit dôme en forme de voûte à la partie supérieure du grand autel, gracieusement exécuté, les parois et la partie voûtée étant en mosaïque. Six diacres étaient là, adossés au grand autel, assis sur les marches, revêtus de la dalmatique brodée d’or fin à la fois sur la partie arrière et sur le devant, soit douze broderies en tout, d’un prix inestimable, quatre choristes assis devant le lutrin, vingt-quatre chantres psalmodiant les psaumes, en polyphonie, douze d’un côté, douze de l’autre, à la manière dont-il a été fait mention ci-dessus, ce qui était fort agréable à ouïr.

[14] Tous les diacres s’avancèrent, portant chacun un chandelier d’or fin haut de six pieds ; ils présentèrent une chape brodée d’or au doyen, qui est le prêtre le plus âgé de l’église, et ils l’emmenèrent dire le capitule des vêpres au milieu du chœur sur un pupitre de marbre. Une fois le capitule dit, ils le reconduisirent à sa place, et le répons fut dit par huit choristes. Il y a deux grandes orgues dans le chœur de Saint-Marc. Ce sont elles qui accompagnèrent l’hymne. Quand un orgue avait joué un verset, l’autre lui répondait. Trois heures de temps ainsi passées, me semble-t-il, ne me seraient pas apparues plus longues qu’une seule heure réelle. Les seigneurs, les dames et les demoiselles de la noblesse que l’on pouvait voir à cette célébration solennelle portaient des parures d’une richesse inestimable. Au milieu du chœur, il y avait un lustre équipé d’un râtelier fait de six couronnes superposées, chacune portant douze lampes de cristal remplies d’huile d’olive qui brûlaient jour et nuit. Tous les piliers sont en marbre ou en porphyre, la sacristie est étonnamment belle. La partie basse faite de boiseries avec incrustations de marqueteries historiées. Ladite église possède sept voûtes dans le sens de la largueur et cinq portails d’une somptuosité et d’une richesse extraordinaires, tous de marbre jaspé et de porphyre comme l’indique le dessin ci-joint[78]. Sur ces portails il y a quatre grands chevaux de cuivre doré à l’or fin non bruni[79] ; chacun ayant un pied levé. Ils furent apportés par Constantin, l’empereur de Constantinople. Devant l’église il y a trois hautes colonnes en bois recouvertes d’or poli reposant sur des embases de marbre fin, de cinquante pieds de haut, auxquelles on fixe les toiles des tentes quand il plaît au prince de se promener par là ou à l’occasion de la tenue d’assises judiciaires. À côté de ladite église, dans la direction du palais, il y a deux piliers de marbre supportant une barre de fer, prévue pour l’exécution du prince de Venise, au cas où il se rendrait coupable de forfaiture. Un peu plus loin, vers la mer, à l’extrémité de la place, il y a deux grandes colonnes de marbre, de cinquante pieds de haut environ, dont deux hommes joignant leurs bras ne pourraient pas faire le tour ; sur l’une on trouve un saint Michel et sur l’autre un grand lion représentant saint Marc. C’est entre ces deux piliers que l’on dresse les potences pour y procéder à l’exécution des malfaiteurs. Le grand campanile et sa tour où sont les cloches se dresse devant l’église, auxquelles on accède par une rampe[80]. Ce campanile, recouvert d’or fin, est surmonté à sa sommité d’un ange d’or fin, tournant au vent comme une girouette. Son prix est inestimable.

[14v.] Le lendemain, qui était le jour du Saint-Sacrement et la Fête-Dieu du précieux corps de Jésus, la nuit terminée, nous revînmes au petit matin à la place Saint-Marc pour avoir un emplacement nous permettant de voir la magnificence de ladite procession. À huit heures, arriva le patriarche accompagné de son clergé, précédé de la croix et d’un prêtre en aube, lequel se mit en devoir de procéder aux préparatifs du divin office, ce qu’il faisait à la perfection, donnant ainsi la preuve qu’il était homme de grande expérience. Puis venait le puissant et magnifique seigneur doge de Venise, accompagné d’un groupe nombreux de nobles seigneurs et gentilshommes. L’ordre de la procession était le suivant. En tête marchaient à la file douze huissiers au vêtement bleu, portant des bonnets rouges non doublés, à chaque bonnet un petit saint Marc d’or fin de la grosseur d’un carolus. Derrière marchaient douze petits servants, habillés à la manière des pages de nos pays ; je suis persuadé qu’ils ne sont guère savants dans l’art d’équiper les chevaux ou les mules, n’en ayant jamais vu beaucoup. Après venait un gentilhomme au vêtement de velours de couleur éclatante, portant un siège orné d’or fin où devait s’asseoir le doge. Après lui venait un autre gentilhomme, portant sur sa tête un coussin de velours violet foncé et damassé, garni à chaque coin d’une grosse perle d’orient à laquelle était suspendu un grand flot[81] de soie, chaque perle estimée par les connaisseurs à cinq cents ducats d’or. Puis après marchait un autre gentilhomme, nu-tête, devant la personne de monseigneur le doge, portant élevée, de ses deux mains, une épée nue magnifiquement travaillée et nervurée à la façon slavonne, le pommeau en or fin massif, la poignée ornée de trois pierres, dont l’une, celle qui était près du pommeau, était de jaspe de couleur verte, celle du milieu de santal fin, pour l’étanchement du sang, la dernière, près de la croix de la garde de l’épée, de corail blanc. La croix de la garde était d’or fin sans grand travail ni recherche d’orfèvrerie, si ce n’est seulement l’existence d’un poinçon en forme de feuillage sur le dessus. L’épée était de forme courbée, un peu à la façon des cimeterres de Turquie. Une fois le siège en place, et revêtu de son coussin, la somptueuse épée fut mise dessus avec grande révérence, celui qui l’avait portée lui rendant ainsi les honneurs (dus à l’emblème suprême de la Justice).

[15] Immédiatement après le porteur de l’épée, marchait avec lenteur monseigneur le doge, en raison de son grand âge. Il était revêtu d’une robe faite de tissu brodé d’or qui lui descendait jusqu’aux talons, portant sur la tête une coiffe de grand prix faite comme la montre et la représente le dessin ci-joint[82]. Il fut installé sur son siège triomphal au plus haut bout du chœur comme nous le faisons pour les abbés en nos pays. Il va de soi, et ce n’est pas la peine d’avoir la curiosité de le demander, que le siège du doge était somptueusement garni de tissu de velours et orné de pièces d’orfèvrerie et de pierres précieuses. Derrière lui marchaient les ambassadeurs des princes chrétiens, eux-mêmes précédant les seigneurs vénitiens. À la droite du doge était assis l’ambassadeur de l’empereur, portant un simarre[83] de velours de couleur sombre et une grosse chaîne d’or sur les épaules. Quel plaisir de le voir ! À la gauche, était assis l’ambassadeur du roi très chrétien de France, François de Valois, un homme de belle allure, instruit et de grand savoir, originaire du pays d’Anjou, du nom de Lazare Baïf[84]. Il était revêtu d’une longue robe de damas violet, descendant jusqu’à la plante des pieds ; il avait toutes les apparences d’un maître d’éloquence cicéronienne. Que l’on me pardonne si je lui consacre un long propos, car il mit à ma disposition sa maison et ses ressources durant le temps de trente-quatre jours au motif qu’il avait appartenu à la maison de monseigneur le cardinal de Lorraine. À côté de lui, était assis l’ambassadeur du docte roi d’Angleterre, puis après l’ambassadeur du duc de Milan, et après celui du duc de Ferrare. Le légat de notre Saint-Père le pape n’y était point, retenu pour raison de mal de jambe. De même n’étaient pas présents les ambassadeurs du duc d’Urbino ni celui du duc de Mantoue pour une raison de préséance en siège et en suffrages.

[15v.] À leur suite, venaient les grands seigneurs de Venise, tous vêtus somptueusement ; ils prirent place dans le chœur, assis sur des bancs recouverts de tissus les plus somptueux. Le reste des seigneurs, des gentilshommes de leur suite et des autres personnes présentes se plaçaient là où ils le pouvaient dans les chapelles collatérales, tant en amont qu’en aval. Puis, dans un ballet parfaitement réglé, les gens d’Église, les ordres religieux et les autres s’avancèrent en procession de la manière suivante.

Premièrement, par le portail situé du côté de l’horloge, venaient les chartreux, portant des cierges blancs de cire vierge ; ils s’inclinaient devant le Saint-Sacrement, puis faisaient demi-tour par le milieu du chœur, deux à deux, et passaient devant monseigneur le doge, s’inclinant respectueusement devant lui selon la manière parfaite qu’on leur avait enseignée. Après venaient les moines de Saint-Sébastien, revêtus de leurs habits de couleur grise, tenant eux aussi chacun à la main un cierge blanc. Après venaient les moines de Saint-Jérôme, alias du couvent Sainte-Marie de Grâce, tous somptueusement revêtus de leurs aubes, tenant en main des cierges blancs. Après venaient les moines de Notre-Dame de Lorro, tous revêtus d’habits bleus, tenant en main chacun une petite croix d’argent. Ils étaient fort nombreux. Après venaient les carmes portant des cierges blancs. Après venaient les moines de Saint-Étienne, protomartyr, revêtus de leurs ornements, portant une croix d’or et un calice, tous vêtus de noir, serrés à la taille, par-dessus leurs habits, d’une ceinture large de trois doigts, et tenant chacun un cierge. Après venaient les grands cordeliers de Saint-François non réformés, tous revêtus de leurs habits gris, les jeunes novices portant des calices et des coupes d’or et d’argent, tandis que les prêtres portaient de grands reliquaires d’or et d’argent. Après venaient les mineurs de Saint-François de Lavigne, réformés, tenant chacun un cierge allumé et portant chapes, chasubles en tissu brodé d’or ou de velours. Après venaient les moines de Jean, Paul et Pierre martyrs, vulgairement appelés prêcheurs ou jacobins, manteau noir et robe blanche, portant des cierges allumés et de grands vases d’or et d’argent, des coupes, des aiguières, des tasses, des plats remplis de fleurs qu’ils jetaient sur le tapis où était assis monseigneur le doge.

[16] Après venaient les confrères de Saint-Roch, tous hommes mariés, au nombre de cinq cents environ, portant un vêtement de serge blanche auquel était fixé son capuchon. Leurs enfants suivaient, portant des vases d’or et d’argent, tous déguisés en anges. Après venait un homme sur un cheval richement équipé aussi vrai que nature, alors qu’il n’en était qu’une reproduction réalisée avec un art consommé. Après on portait un château merveilleusement rendu où avaient pris place quatre jeunes filles, portant chacune en ses mains une banderole où figuraient des citations des prophètes, que je n’ai pas pu relever, à cause du rythme rapide du cortège. Après on emmenait un groupe de prophètes habillés à la mode ancienne, enchaînés deux à deux, devant les Juifs adversaires de l’ancienne Loi. Après on portait une montagne où Abraham simulait le sacrifice de son fils Isaac, en même temps qu’un ange au-dessus s’opposait à son exécution ; on ne savait de quelle manière l’ange se maintenait dans les airs en lévitation au-dessus de la montagne. Après on portait, sur de grandes estrades, monseigneur David magnifique sur son char triomphant, suivi par les anciens prophètes richement habillés de toutes sortes de vêtements bigarrés, tenant chacun un sceptre ayant une inscription sur le côté. Après on portait un autel somptueusement orné, supportant huit chandeliers d’argent. Sur le devant, il y avait un ange et sur les marches un ancien, en position de priant, tenant à la main une croix et un grand rouleau où figurait une inscription, mais il me fut impossible d’en lire le texte. Après on portait une tribune sur laquelle quatre enfants somptueusement parés soutenaient un autel sur lequel Notre-Dame tenait son fils dans les bras ; saint Roch était agenouillé devant elle, et un groupe de la confrérie du même nom suivait, les mains pleines de trésors inestimables. En traversant le chœur, lorsqu’ils passaient devant monseigneur le doge, ils criaient à haute voix : « Vive saint Marc ! » Ils étaient bien un millier ; et j’affirme comme certain qu’un terrain de la superficie d’un journal[85] ne suffirait pas pour y entreposer tous les trésors qu’ils portaient. Je n’ai pas la moindre honte de faire semblable comparaison, c’est la vérité qui me contraint à le dire et à le rapporter. Après venaient les moines de Saint-Sauveur, revêtus de robes blanches, sur lesquelles ils portaient de somptueux habits d’église : chasubles, chapes et tuniques tissés de fils d’or et d’argent, de velours, de satin et de damas. Après venaient les moines de l’ordre du Saint-Esprit, portant sur leurs habits de couleur rouge des chapes, des chasubles, des tuniques, des dalmatiques, autant de vêtements en or battu et en velours de couleur rouge sombre, en satin et en tissu damassé.

[16v.] Après venaient les moines de Sainte-Hélène, portant des habits blancs, les moines de Saint-Michel et ceux de Saint-Jean de La Jouvent, tous appartenant à l’ordre des bénédictins réformés. Ils ne mangent jamais de viande. Après venaient les moines de Saint-Georges-le-Majeur, habillés de noir, de l’ordre des bénédictins, tenant en leurs mains un cierge de cire blanche. Ce sont, dit-on, les plus riches et les mieux pourvus en rentes de tout Venise. Après venaient les moines de Saint-Nicolas de Lyon dignement vêtus. Après venaient les chanoines de Saint-Georges d’Alegnis.

Après venait la grande congrégation du Saint-Sauveur, c’est-à-dire les prêtres séculiers de la cité de Venise, tenant en leurs mains des torches allumées, symboles de la lumière du peuple, représentant soixante-deux paroisses. Les prêtres ainsi réunis pour leur fête commune sont bien deux mille, tous vêtus dignement de somptueux habits ecclésiastiques. Il me faudrait avoir dix mains pour vous faire la description de leurs vêtements. Quand le patriarche qui avait dit la messe vit que le cortège de la procession était terminé, il s’avança, mains jointes, revêtu de sa chasuble, accompagné de quatre dignitaires de l’Église, revêtus des mêmes ornements, qui portaient sur leurs épaules un reliquaire de forme plate, orné de moulures, équipé de quatre grandes barres en or fin permettant de le porter. Sur le reliquaire il y avait un gros calice d’or fin d’un poids tel qu’il faut un homme pour le soulever, dans lequel était présenté un riche ciboire, décoré sur sa face avant de fin cristal, où reposait le corps de notre doux Sauveur et Rédempteur Jésus-Christ, que les servants de l’autel qui suivaient, encensaient de leurs six encensoirs d’or. Une fois les derniers passés, monseigneur le doge se leva pour prendre place en fin de cortège, sur le devant de la grande place Saint-Marc, suivi des ambassadeurs, et à leur suite de dix ou douze parmi les plus grands seigneurs, deux par deux. Venaient enfin les autres seigneurs, tous superbes vieillards revêtus de grandes robes de velours ou de satin de couleur rouge foncé ; chacun d’eux emmenait avec lui un pèlerin de notre groupe pour l’accompagner tout au long de la procession, après nous avoir donné à chacun un cierge de cire vierge mesurant environ deux pieds de haut, et de la grosseur d’un bâton de torche. C’est ainsi que nous nous avancions en procession, deux par deux, sous la protection des toiles blanches que l’on avait tendues sur de beaux poteaux de sapin, de manière à protéger chacun de nous des ardeurs du soleil. Quand nous rentrâmes à l’église, les seigneurs rendaient leurs cierges à ceux qui les leur avaient donnés, mais pas nous autres les pèlerins. La raison pour laquelle on ne voulait pas que nous les rendions, c’est qu’ils avaient été fabriqués aux frais de la cité, et qu’on nous les donnait gracieusement à emporter pour notre voyage.

[17] Quand on eut remis Notre-Seigneur en son tabernacle, nous allâmes tous accompagner le doge de Venise jusqu’à son éblouissant palais. Assis sur un siège recouvert d’or, il tendit la main à chacun des pèlerins, nous mîmes la nôtre en sa sienne, et il dit à chacun de nous : « Que Dieu vous accorde un bon voyage. » Autrefois, l’habitude était de servir un dîner aux pèlerins, mais pour l’heure il n’en est pas question. Ce qui nous contraignit à nous retirer à l’hôtel dans lequel nous étions logés pour nous offrir un bon repas, chacun comme nous l’entendions.

Le cinquième jour de juin, nous allâmes voir, dans les faubourgs de Venise, une belle et riche bourgade appelée Murano[86] ; nous y visitâmes l’église de monseigneur saint Étienne, premier martyr, où l’on nous montra un grand nombre de reliques de saints, en particulier les restes de cent Innocents qui furent mis à mort par Hérode d’Ascalon[87]. Une fois la visite des Saints Lieux terminée, le marquis de Vigevone nous fit quérir pour nous offrir à boire dans sa superbe demeure. Nous étions là environ vingt-deux pèlerins. Il nous accueillit avec grand plaisir parce que nous étions français. Il s’était retiré là pour la bonne raison qu’il avait été banni du duché de Milan, étant donné qu’il avait pris le parti de François Ier. Sa femme vint nous saluer ; napolitaine de naissance, c’était l’une des nobles dames d’honneur de Lombardie, magnifiquement parée à la mode des Vénitiennes, femmes expertes en la matière. Prenant le chemin du retour, nous nous engageâmes dans la rue où l’on fabrique les beaux verres de cristal. Il y a là une enfilade de vingt-quatre ateliers jointifs et contigus, où les ouvriers verriers exercent magnifiquement leur profession. J’étais là, devant l’un des fours, assis sur un escabeau (avec l’autorisation du maître d’équipe) à les regarder travailler. Il y a, à chaque four, un groupe de trois ouvriers, y compris le maître d’équipe. Dans le seul but de se moquer de moi, il me firent souffler dans la canne de fer dont se servent les ouvriers verriers, mais en soufflant je n’obtins, en fait de produit fini, qu’un membre viril long de trois pieds et gros plus de trois fois comme mon poing[88]. J’en fus tout rougissant de honte, jusqu’au moment où, sans attendre davantage, un compagnon expert en la chose, d’une mine réjouie, brisa cette masse en mille morceaux. En guise de pourboire, je leur donnai un marcel d’argent de la valeur d’un carolus de France. Les quittant, nous allâmes voir le superbe, luxuriant et merveilleux verger de monseigneur Francisque du Frioul, procureur de Saint-Marc. Il ne me serait pas possible, à moi, de raconter ou de décrire l’extraordinaire manière dont il a été aménagé, étant donné qu’il repose sur des pilotis enfoncés dans la mer, sa superficie étant d’environ un journal de terre.

[17v.] Le lendemain, sixième jour de juin, nous allâmes voir le corps de madame sainte Marine dans son église ; et dans l’église de Sainte-Lucie, nous vîmes son précieux corps, entier, chair et squelette, qui est l’objet de grande vénération ; il s’agit de Lucie de Syracuse[89]. Les religieuses de cette église sont des dames de réputation et de grande dévotion. Ce jour-là même, rentrant de visiter lesdites églises, nous vîmes un gentilhomme de Venise, poursuivi pour un délit qu’il avait commis, que l’on amputait publiquement de la main droite, sur la place où se rend la Justice, devant le palais, sur des tréteaux dressés entre les deux grandes colonnes dont il a été question, au lieu-dit « Halte rippe », ce qui signifie en notre langue « haut rivage ». Le motif de ce châtiment était que, ayant agressé un citoyen de Venise, et croyant l’avoir tué, il l’avait jeté à la mer. Il s’était dissimulé au milieu de la foule, pensant ainsi s’enfuir, mais on s’empara de lui et il fut arrêté. Quand la main fut coupée, il fut à jamais banni de Venise, avec interdiction d’y jamais revenir sous peine d’être écartelé. Cette condamnation était cause d’un grave préjudice, car c’était un homme de valeur, plein de bravoure et d’intrépidité. Nullement ébranlée par l’infamie qu’on infligeait à son mari, sa femme qui était une dame d’honneur proposa aux magistrats de Venise (pour le soustraire à cette sentence) la somme de dix mille ducats d’or. On la lui refusa, conformément à ce qu’était la Justice rendue par eux quotidiennement.

Le mardi, treizième jour de juin, nous allâmes, le groupe des pèlerins, visiter la précieuse relique de monseigneur saint Roch[90], qui est l’objet d’une grande vénération dans son église, près des Grands-Cordeliers. Les membres de la confrérie de l’église firent chanter une messe solennelle, et ils nous emmenèrent en procession à l’offrande, avec les bourgeois de Venise présents, après nous avoir donné à chacun un cierge de cire vierge, et nous eûmes droit à un sermon prononcé dans notre langue française par un des cordeliers, qui étaient venus pour y faire une procession à l’occasion de la fête de monseigneur saint Antoine de Padoue[91] qui tombait ce jour-là. Croyez bien que c’était un homme digne de monter en chaire. Il maniait le latin avec autant d’aisance que sa langue maternelle, marquant les longues et les brèves que c’en était un plaisir à entendre. En peu de mots il fit entendre aux gens de la cité présents d’avoir à prier Notre-Seigneur de nous accorder un bon retour, et à chacun de ne pas manquer à son devoir de charité envers son frère chrétien.

[18] Après le dîner, quelques-uns de notre compagnie, parmi les plus notables, s’en allèrent trouver notre patron et maître de la nave, monseigneur Jean Dauphin. Ils lui firent valoir, hardiment, qu’il n’agissait pas conformément à ce qu’il nous avait promis, qu’il n’avait pas l’attitude d’un homme d’honneur pour ce qui était de notre départ, nous immobilisant depuis trop longtemps à Venise. Constatant notre mutinerie, il se mit à jurer, à grand coups d’imprécation à sa façon lombarde, contre mille ducats d’or, qu’il prendrait la mer le jeudi qui suivait, si le vent le permettait. Nous en fûmes tous quelque peu réjouis. Considérant que nous lui avions déjà donné la moitié de la somme d’argent, qui était, pour chacun de nous, de vingt-cinq ducats[92], que nous dépensions par jour et par tête trente marquets valant quinze carolus de France, que cette dépense mettait rapidement nos bourses à plat et qu’elle gênait principalement ceux qui n’avaient pas l’habitude de ce genre de gaspillage, bref, il ne nous restait plus qu’à hurler avec les loups. Ce jour-là, entendant ces paroles porteuses de joie, nous fîmes transporter nos quatre coffres, en « barquerolle », à bord de la grosse nave, à l’intérieur d’une petite cabine que nous avions fait aménager à nos frais, qui s’étaient montés à quatre ducats d’or pour nous quatre. Il nous fallut aller à plus de deux grands milles de distance de Venise, étant donné que la nave avait été remorquée en haute mer de manière à pouvoir procéder à son chargement plus facilement, et à larguer les voiles quand il le faudrait, le moment venu.

Le jeudi, voyant que notre patron différait l’exécution de la promesse qu’il nous avait faite, un gentilhomme de Paris, monseigneur Ogier Le Danois, qui était un bon légiste, rédigea une supplique en latin, où était décrite la grossièreté dudit patron, et la présenta au doge et prince de Venise appelé André Gritti. Il la reçut avec beaucoup d’amitié, et en réponse à cette supplique, il intima par décret audit seigneur et patron l’ordre de devoir se tenir prêt pour l’appareillage le dimanche 18 juin, dernier délai. Après s’être excusé, il différa jusqu’au mardi suivant, vingtième jour dudit mois, où il nous fit savoir à tous qu’il avait l’intention de partir le soir même, avec l’aide de Dieu. Quel spectacle ! Vous auriez pu voir alors les pèlerins quitter leurs lieux d’hébergement, plier bagages, charger leurs vêtements dans de petites barques et gondoles et faire emmener tout cela jusqu’à la grosse nave. Venaient alors sur le port de Saint-Marc nombre d’habitants de la cité pour assister à notre départ, priant Dieu de nous être favorable et de nous aider à mener à bien notre bon voyage. Pour ce qui était de nous, il n’y avait personne qui ne fût rempli de joie d’avoir à affronter ce voyage marin au péril de notre vie.

[18v.] Mes trois compagnons et moi passâmes un marché avec un bergamas[93] pour conduire nos bagages, à savoir quatre tonnelets de bon vin rouge de Frioul, un tonnelet d’eau douce, pour un ducat de biscottes[94] de farine blanche et la moitié d’un fromage dur et sec[95], et nous quatre. Pour le tout, nous réglâmes cinq marcels d’argent, équivalant approximativement à quinze gros de notre monnaie. Et nous nous en remîmes à la garde du Créateur de l’univers. En passant le long de l’église de madame sainte Hélène, mère de Constantin, nous la saluâmes avec toute la dévotion dont nous étions capables, et puis notre bergamas nous conduisit à travers le goulet entre les deux châteaux près de Saint-Nicolas. À quelque distance de là, nous nous trouvâmes face à face avec une autre embarcation montée par des Slavoniens[96] qui pouvaient bien être dix, armés de crochets de fer emmanchés sur des perches de bois ; ils s’approchèrent de notre propre barque, nous demandant quelque chose, prétextant que l’usage en même temps que les bonnes manières voulaient que nous leur réglions un pourboire. Joignant le geste à la parole, l’un d’eux bondit dans notre barque, s’imaginant qu’il avait affaire à des veaux ou à des femmelettes. Ce que voyant, le seigneur de Clévant, Charles de Condé, et le receveur de Pont-à-Mousson se saisirent de leurs armes et mirent la main à leur épée, bien protégés par leur collier de buffle[97]. La situation était telle que si nos agresseurs ne s’étaient pas retirés, on aurait eu, à mon avis, la démonstration d’une belle épreuve de force. Pour ce qui est de moi, voyant cette affaire, tenant en main un gros manche de rame, je fus bien joyeux de voir comment cela se terminait, la raison étant que je n’étais point habitué à me trouver mêlé à semblable mutinerie, où je risquais de tout perdre. Ce moment de querelle passé, nous nous mîmes en devoir, à grands coups de rames, d’atteindre notre nave. Il était alors quatre heures. À l’aide de grosses cordes et de poulies, on hissa nos équipements sur le pont, et de là on les transporta à l’intérieur de notre cabine qui était située au milieu de ladite nave, et à son centre, près du grand mât haut de dix-huit pieds, deux niveaux en-dessous et deux au-dessus. Nous étions, ainsi placés, ceux de la nave qui souffrions le moins du mal de mer, étant donné notre position au centre. Vous devez bien saisir que ceux que l’on a installés et logés aux deux extrémités de la nave, c’est-à-dire à la proue et à la poupe, ne sont pas ceux qui sont le plus en sécurité, car c’est là que le branle du bateau connaît la plus grande et la plus étonnante des oscillations. Cela, pour informer les lecteurs d’avoir à se souvenir de ces précisions. Vous devez savoir que la minuscule cabine, où nous étions logés, avec nos quatre coffres et nous quatre, était d’une taille et d’un espace où aurait difficilement tenu un destrier du Danemark, que l’on n’aurait pas pu lui passer facilement l’étrille, à plus forte raison pour lui faire faire [19] de grandes ruades. L’heure du souper venue, c’est dans notre cabine que nous prîmes notre repas ; au menu, poulet, rôti de mouton que nous avions apportés de Venise. Le patron de la nave, ce soir-là, offrait à souper à l’ensemble des pèlerins, mais mes compagnons ne désirèrent point se rendre à son invitation, à cause de moi, car ils voulaient rester à mes côtés et me tenir compagnie, parce que d’abord je souffrais d’un bon mal de tête, et qu’ensuite j’étais incommodé autant par la touffeur marine que par le branle de la nave, ce à quoi ne m’avait pas habitué notre climat du Barrois. Néanmoins, ayant remarqué notre absence, le patron nous fit apporter un bocal[98] de vin. Après souper, messieurs mes compagnons m’accompagnèrent sur le pont arrière de la nave. De là nous vîmes plus de cinquante dauphins qui jaillissaient de la surface de la mer à plus de dix pieds de hauteur, et qui replongeaient tout soudain. Beau spectacle que ce ballet ! Au dire des marins, c’était le signe annonciateur de tempête. Cependant, la nuit fut si douce, si calme et si paisible que nous dormîmes aussi tranquillement que si nous avions été sur la terre ferme.