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Jaffa-Chypre

(27 août – 19 septembre)

Le dimanche, vingt-septième jour d’août, nous restâmes sur place toute la journée, sur une nave immobilisée. Il y avait cependant un vent propice à la levée des voiles, mais le maître d’équipage qui était détenu prisonnier des Turcs n’était pas là. Pour le récupérer, il fallait d’abord donner pour le seigneur de Jaffa cent ducats d’or et une tunique de soie. Ce qui fait que nous nous trouvâmes dans l’obligation de poursuivre notre attente ancrés à Jaffa. La chose ne se passa pas sans de grands maux de tête et des vertiges dus à l’air marin et à ses effluves, avec lesquels nous venions de renouer. Le nombre des malades était étonnant. J’en étais, et non des derniers. J’étais à ce point dégoûté de toute nourriture que je n’étais en mesure de rien manger ni boire, malgré tous les efforts déployés par monseigneur le baron d’Haussonville pour me venir en aide en me faisant partager ses réserves et en mettant tout en œuvre pour me soulager. À aucun moment, en quelque situation que ce fût, je ne le vis accablé ni désespéré.

[75] Le lundi, vingt-huitième jour d’août, nous étions toujours au port de Jaffa, attendant le retour de notre maître d’équipage. C’est alors que notre capitaine quitta la nave pour se rendre à terre. Nous en étions bien joyeux, croyant qu’il allait le chercher, mais pas du tout : il s’en allait vendre des pièces de laine à un groupe de marchands installés sur le rivage, venus tenir une foire et un marché pour une durée de huit jours. Il nous fallut encore, dans l’attente de son retour, prendre notre mal en patience, et porter secours aux pauvres malades dont le nombre avait tout lieu d’étonner.

Le mardi, vingt-neuvième jour d’août, fête de la Décollation de saint Jean-Baptiste, on nous ramena le maître d’équipage de notre nave qui était prisonnier au château de Jaffa. Sa seule rançon était bien de cent ducats d’or et d’une tunique de soie, mais les pervers et maudits Maures qui étaient chargés de son transport refusèrent de prendre la mer si l’on n’ajoutait pas encore, mais pour eux seuls, trente ducats, ce qui était anormal par rapport au premier accord et au compromis passés à leur sujet par notre patron. Mais, pour avoir la paix et récupérer notre maître d’équipage, il fallut en passer par leur mensongère façon de faire. Il embarqua et nous rejoignit. Nous en étions tout joyeux. Et cela pour deux raisons. La première, c’est qu’il était un brave homme et fort paisible (même s’il était vénitien et peu fiable). La deuxième, qu’il était le plus expérimenté de tous dans l’art de commander à un équipage, quel qu’il soit, de tout le corps des matelots de Venise. Étant donné l’état de faiblesse dans lequel il était, vu les affreux mauvais traitements dont il avait été l’objet, frappé et souffleté, notre départ n’eut pas lieu ce jour-là, de manière à lui permettre de se reposer un peu et de reprendre ses esprits. Cette façon de faire, par égard pour lui, eut le don de nous satisfaire tous.

Le mercredi, trentième jour d’août, nous aurions bien pris le départ, à condition que le vent nous eût été favorable. Mais c’était tout le contraire. Il fallut encore patienter. Nous n’avions rien d’autre à faire qu’à tuer le temps en parcourant la nave et à regarder du haut du pont, parmi les poissons, ceux qui avaient la plus grosse tête. On pouvait facilement les apercevoir jusqu’à plus de dix toises de profondeur, tant la mer était calme et tranquille. Le soleil, en plus, avait un tel éclat et brillait si fort que la totale immobilité de l’eau nous permettait de distinguer les lointains les plus reculés. L’un des officiers de la nave, appelé le pilote, jeta une grande corde dans la mer, dont l’hameçon était garni d’un gros morceau de foie de bœuf qui pesait bien trois livres. Plusieurs gros poissons s’approchèrent de cet appât de viande, et parmi eux il y en eut un, plus gourmand que les autres [75v.], qui d’un coup subit se jeta sur les appâts de façon telle qu’en guise d’écot à payer il resta prisonnier et ferré à l’hameçon. Et lors de la manœuvre opérée pour le tirer hors de l’eau, c’était un vrai plaisir de le voir se débattre et bondir en tous sens, et n’eût été l’habileté dudit pilote qui excellait à donner du mou au filin lorsqu’il reprenait le large, il aurait véritablement tout cassé et se serait échappé. Mais, d’un bond, cinq ou six hommes d’équipage étaient descendus de la nave avec pertuisanes et hallebardes, et à peine s’était-il approché si peu que ce soit de la surface de l’eau à l’air libre, qu’ils lui assénèrent un coup mortel. Il fut alors hissé à l’intérieur de la chaloupe de débarquement qui était attachée à l’arrière de la nave, et à l’aide d’un second filin on le tira jusque sur le pont, à notre joie qui était grande de contempler un si beau et si grand poisson. Il pouvait bien avoir douze pieds de long, et il avait la taille d’un homme de belle corpulence ; il avait la gueule sous la tête, et non point à la façon des autres poissons. Des gentilshommes de Bretagne disaient que son nom était hable. Il fut rapidement déshabillé et dépouillé comme saint Barthélemy, débité en fines tranches, et grillé légèrement saupoudré de sel. Mais au goût il était à peu près aussi bon que de l’écorce de bois.

Le jeudi, dernier jour d’août, deux heures avant le jour, le maître d’équipage fit procéder à la remontée des ancres et ensuite au largage des voiles en les confiant à la garde de Notre-Seigneur. Nous nous éloignâmes alors du port de Jaffa, ce qui nous remplit d’une grande joie. Mais le vent n’avait rien de vraiment remarquable, ce qui fit que nous ne perdîmes point de vue ledit port de Jaffa. En tout cas, chacun se mit en devoir de saluer pieusement et de remercier Dieu de nous avoir fait la grâce de nous maintenir en santé et de nous avoir accordé le temps et l’opportunité de contempler et de visiter les Saints Lieux qu’Il avait foulés de Ses précieux pas.

Le vendredi, premier jour de septembre, le vent était relativement bon, mais il ne nous poussait pas de manière aussi franche que souhaitée par nous ; toutefois il fallait bien patienter et accepter ce que Dieu nous envoyait. Il faisait une telle chaleur et si véhémente qu’aucun de nous ne se risquait à quitter les endroits de la nave où y avait de l’ombre. Aux environs de trois heures après-midi, trépassa sur notre nave un honorable homme d’Église, le plus robuste et le plus grand en taille de toute notre compagnie. Il était âgé d’environ trente-six ans ; on l’appelait messire Bocalde de Delft[314] en Hollande, au diocèse de Maastricht. Curé d’un village nommé Wondt, c’était un savant, merveilleusement doué quant au maniement de la langue latine. Il mourut, à en croire la rumeur, [76] d’une fièvre continue. Il s’était fait pratiquer des saignées par notre prétentieux[315] chirurgien, ce qui, disait-on, avait été à l’origine de son mal. Nous en étions tous remplis d’une grande affliction en même temps que de peur. En un instant, un cercueil de sapin fut confectionné, que l’on arrangea de fort belle façon. Le mort y fut déposé, revêtu de ses vêtements, portant attaché au cou un billet rédigé en latin et une petite bourse contenant un ducat, destiné à ceux qui le trouveraient et qui voudraient lui donner une sépulture. Le coffre avait été enduit de bitume et de poix noire, et calfaté avec des bandes de linge à la façon dont on pare les tonneaux pour éviter les fuites de vin. Une fois les vigiles des morts terminées, et récités par chacun des assistants trois Pater noster et trois Ave Maria, le corps fut jeté dans la mer comme une malheureuse créature. Je prie Dieu mon Créateur de bien vouloir prendre son âme en particulière considération, ainsi que celle de tous les autres fidèles trépassés. Amen.

Le samedi, second jour de septembre, le vent était doux et modéré ; et progressant ainsi si peu que ce soit, nous nous trouvions à une distance dudit rivage et du port de Jaffa environ de soixante ou quatre-vingts milles, et nous désirions ardemment atteindre le royaume de Chypre, afin de nous reposer et de réparer nos forces. Car la majorité d’entre nous étaient malades et en fort mauvaise forme, tant à cause des souffrances et des tourments que nous avions endurés à terre – chaleur, mauvais traitements, nuits passées couchés sur la dure, vexations dont nous étions l’objet de la part des Turcs et des Arabes –, que de la houle et de la senteur de la mer que nous avions à nouveau retrouvées, ainsi que de tout un tas d’autres misères dues à notre capitaine, du fait de la nourriture mal préparée et qui était dégoûtante comme vous le savez. Il avait perçu la totalité de l’argent que nous devions lui verser, et il savait fort bien qu’il n’avait plus à attendre de nous quelque denier que ce fût.

Le dimanche, troisième jour de septembre, le temps était beau et clair. Nous fûmes contraints de jouer au jeu du bateleur qui consiste à faire et à défaire, car avant dix heures du matin nous avions amorcé notre retour en direction de Jaffa, poussés par un vent qui soufflait du ponant[316] et qui nous était contraire, et nous nous étions rapprochés du port à une distance de vingt milles. Cela nous remplit d’étonnement, à l’idée qu’en si peu d’heures nous avions perdu notre temps, même si nous dûmes prendre en patience, plus par force que de bon gré, ce monde plein de merveilles qu’est celui de la mer, pour cette raison que vous, vous voulez aller en un lieu, tandis que les vents et Neptune veulent que vous alliez dans un autre. Ceux qui restent le pied ferme sur la terre sont bien heureux.

[76v.] Le lundi quatrième, le mardi cinquième, le mercredi sixième et le jeudi septième jours de septembre, nous étions errants par la mer Méditerranée comme de pauvres hébétés, sans la moindre connaissance de l’endroit où nous nous trouvions. Tantôt nous étions entraînés vers le nord, en direction de Beyrouth et de Tripoli, tantôt nous amorcions subitement un virage vers le Midi, nous dirigeant vers Le Caire, Alexandrie, et la puissante cité de Damiette, à plus de quatre cents milles de notre route. Et toujours pas le moindre vent, dont nous avions impérativement besoin. Il ne nous restait plus qu’à nous recommander à Notre-Seigneur, car nous redoutions les galères des Turcs chargées de pirates, qui journellement patrouillaient sur la mer à la recherche de voyageurs à dévaliser. Chacun de nous se devait de faire le guet et se préparer activement à recourir aux armes pour se défendre virilement, au cas où il y aurait rencontre et combat avec les pirates.

Le vendredi, huitième jour de septembre, fête solennelle de la Nativité de la Vierge sacrée, Marie, mère de Dieu, afin de préparer chacun d’entre nous à célébrer pieusement ce jour de fête comme sa solennité le requiert, une messe empreinte de grande ferveur fut célébrée par frère Saphinus de Bolio, homme vénérable pour sa grande sagesse, qui était le gardien et le vicaire de Bethléem. Il nous démontra qu’il avait reçu mandat, du magnifique messire[317] capitaine, de poser la question et de demander devant nous tous si certains de notre compagnie n’encouraient point quelque cas d’excommunication pour avoir pris ou gardé, sciemment ou sans le savoir, quelque fragment des Lieux Saints de Jérusalem, provenant par exemple du sépulcre de Notre-Seigneur, ou de la Vierge Marie, sans en avoir reçu l’autorisation du gardien de Jérusalem, ni sans se l’être fait donner par lui. Ayant ainsi argumenté, il nous fit mettre à genoux, les mains jointes, et nous invita à dire pieusement nos Confiteor, Pater noster et Ave Maria. Une fois nos prières terminées, en sa qualité de vicaire général du cher père gardien de Sion, patriarche latin de Jérusalem, il nous donna l’absolution au cas où, pour la raison ci-dessus exposée, ou pour tout autre motif qui aurait été omis, nous avions encouru la peine d’excommunication. Quand tout fut fini, messe et prédication, nous fûmes tous aimablement invités, en l’honneur du jour qui était placé sous la dédicace de Marie la Vierge sacrée, et aussi pour obtenir la grâce d’échapper aux dangers de la mer et aux pirates turcs (qui étaient basés tout près) – c’est-à-dire à Alexandrie et à Damiette en Égypte –, à mettre chacun la main à notre bourse pour faire une pieuse aumône à Notre-Dame de Nappe, située dans l’île de Chypre, auprès des salines. Spontanément, chacun selon ses moyens, nous fîmes notre offrande. Et nous continuions ainsi, jour après jour, à attendre un vent propice qui nous remît sur la bonne route.

[77] Le lendemain, samedi, neuvième jour de septembre, voyant que nous étions déjà depuis quinze jours en mer sans toucher terre, et que les vivres allaient manquer si Dieu n’y pourvoyait pas d’une autre façon, la décision fut prise par les maîtres mariniers de jeter les ancres en pleine haute mer, par crainte de dériver vers un rivage situé trop près de l’Éthiopie et de l’Afrique, étant donné qu’Éole, le dieu des vents, ne voulait pas souffler dans la direction qui était pour nous était la bonne.

Le dimanche, dixième jour de septembre, ainsi que le lundi onze et le mardi douze, étaient grandes la souffrance ainsi que la confusion où nous étions, qui étaient dues autant à la peur d’être jetés sur une terre turque, qu’au manque de bois et d’eau douce. Sachez ainsi, messieurs les lecteurs, que ni le patron, ni le pilote de notre nave qui se doit d’être le personnage le plus qualifié dans les choses de la mer, n’avaient pas la moindre connaissance, pas plus que moi, de la région ni de l’endroit ni du lieu où nous nous trouvions. Ils étaient tous aussi stupéfaits qu’un fondeur de cloche qui aurait perdu sa mée[318]. Alors le sieur capitaine nous interrogea et nous fit la proposition suivante, à savoir que chacun de nous voulût bien se contenter de pain, de vin, de fromage et de sardines, car il était impossible de faire un potage à la viande ou de toute autre chose, pour la bonne raison qu’en fait d’eau nous n’en avions pas qui ne fût puante et empestée, au point qu’il nous était difficilement supportable de nous approcher des récipients[319] où on la conservait. Et il affirmait en outre qu’il allait être réduit à n’avoir plus d’autre source d’approvisionnement en bois pour la cuisson des aliments et pour faire les potages que de couper et de débiter les cloisons de nos cabines, nos coffres de sapin, et toutes les autres choses à nous fort utiles. Il lui était extrêmement regrettable (comme il disait) d’être réduit à nous traiter de la façon aussi frustre et aussi rudimentaire qu’il pratiquait. Mais, la bonne bête, je suis persuadé qu’il y trouvait son compte, puisque c’était une bonne façon de rogner sur les dépenses. Quand les Vénitiens veulent obtenir quelque chose, ils sont obséquieux à un point qui tient du miracle, mais une fois qu’ils ont obtenu ce qu’ils demandent, vous ne les intéressez plus guère. Sa proposition pleine d’humilité fut entendue. Il convainquit la plupart d’entre nous, en attendant que Dieu nous accorde la grâce de refaire nos réserves dans quelque bonne région.

Le mercredi, treizième jour de septembre, nous n’avions pas plus de changement de temps qu’au cours des jours précédents, ce qui était cause de grande crainte pour nous et de malaise. Et pour nous réconforter un peu plus, ce jour-là, mourut en notre compagnie l’un de nos frères pèlerins, appelé Hanus Lambert, natif de Bruges en Flandre. C’était un homme de bien et courtois de sa personne. Il fut placé dans un coffre de sapin parfaitement bituminé et paré ; puis quand les matines des morts furent terminées, chacun de nous étant présent, il fut jeté dans sa sépulture neptunienne que lui offrait la mer. Puisse Dieu lui faire la grâce de lui donner place dans Son Paradis.

[77v.] C’était environ trois heures après midi. La chaleur était à son comble, lorsque nous aperçûmes une voile sur la mer qui nous paraissait venir dans notre direction. À six heures, le bateau s’approcha de nous si près que le nocher de notre nave, à coups de sifflet, entra en contact avec l’équipage, et nous apprîmes ainsi que c’était un galion de Chypre qui livrait du froment aux frères du mont Sion de Jérusalem, et qu’il y avait à bord dix pèlerins grecs. Il nous fut demandé si nous avions avec nous des frères dudit mont Sion. Nous répondîmes que oui, et qu’ils se rendaient à Chypre pour ramener ledit froment. Alors, à l’instant même, ils passèrent dans l’autre nave, et nous nous recommandâmes réciproquement à Notre-Seigneur Jésus.

Le jeudi, quatorzième jour de septembre, fête de l’Exaltation de la Sainte-Croix, le vent se mit à changer, mais c’était à la façon des braconniers qui chassent à contre-ongle[320], et alors que nous devions virer au ponant[321], nous fûmes renvoyés vers le nord. C’est ainsi que nous allions quasiment toujours, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, en laissant le bon itinéraire qui passait par la voie médiane. Quand la messe et la prédication furent terminées, une prière fut faite à Dieu, à la Sainte Croix et à monseigneur saint Antoine de Padoue, pour lui demander d’intercéder auprès de Dieu afin qu’Il nous accorde aide et secours.

Le vendredi, quinzième jour de septembre, et exactement la même chose le lendemain samedi, seizième jour dudit mois, les prières que nous adressions à Notre-Seigneur ne furent pas le moins du monde exaucées. Je ne sais si c’était à cause de nos fautes et de nos péchés, ou si telle était Sa volonté de nous envoyer pareille adversité afin de mettre à l’épreuve notre patience, (ou quoi), Dieu le sait et en connaît la raison, et pas du tout les hommes, et je ne voudrais nullement m’inscrire contre Sa sainte volonté. En tout cas, ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il n’y avait personne chez nous les pèlerins, de même que chez les maîtres mariniers, qui ne fût muet et préoccupé devant cette interminable panne qui nous immobilisait au milieu de la mer, sans pouvoir gagner un port et nous ravitailler en vivres qui nous faisaient défaut.

Le dimanche, dix-septième jour de septembre, à la pointe du jour, se leva un petit vent relativement favorable quant à la bonne direction, mais il n’était pas très puissant. Cependant, si peu que ce soit, il nous fut utile. Après le dîner, nous aperçûmes au loin deux voiles qui brillaient et renvoyaient l’éclat du grand soleil. Ce qui nous rendit grandement perplexes, car nous ne savions pas si c’était des bateaux ou des galères turcs. Peu à peu, nous vers eux, eux vers nous, nous nous trouvâmes proches les uns des autres d’environ un demi-mille. Mais ces bâtiments ayant passé outre, en voici venir encore deux autres qui nous doublèrent de l’autre côté. [78] Et nous pensions, entre nous, qu’ils voulaient nous encercler de façon à s’emparer de nous, ce qui fait qu’il y en avait un certain nombre de notre compagnie qui auraient bien voulu se trouver à l’ombre sous quelque gros arbre en leur pays. Sur le coup de trois heures environ, nous aperçûmes encore deux autres galères qui forçaient la manœuvre pour se rapprocher de nous. La distance qui nous séparait d’elles était telle qu’on aurait pu facilement les atteindre d’une boule qu’on leur aurait jetée. Nous ne savions absolument pas quels gens c’étaient. Nous étions bannière de Jérusalem déployée et nos voiles à demi abattues selon le code de reconnaissance et en signe de salutation. Les deux galères continuèrent leur approche au plus près, jusqu’au moment où notre nocher qui était grec, et fort expert en italien, s’adressa aux gens d’en face, qui nous répondirent. Alors ceux de notre nave poussèrent trois grands hourras en guise de salut, que ceux d’en face nous rendirent de la même façon. Ils nous informèrent qu’ils venaient du royaume de Chypre, duquel nous n’étions plus très loin ; ce qui nous mit au cœur une joie qui n’avait pas de prix. Selon eux, la distance n’excédait pas cinquante milles. Ils ajoutèrent que les quatre galères que nous avions rencontrées et eux, en tout six par conséquent, avaient Beyrouth en Syrie comme port de destination, et qu’ils y allaient pour apporter renfort et aide aux navires marchands de Venise, pour le cas où il faudrait leur prêter main-forte contre les Turcs et les pirates. Les six galères réunies pouvaient bien transporter dix-huit cents hommes, tous « gentils » compagnons et hommes d’armes décidés à vendre leur peau à la pointe de leurs piques et de leurs hallebardes. Cela nous réjouit fort. En effet, nous savions d’une part où nous étions, et d’autre part nous connaissions de façon certaine le nombre exact de milles qu’il nous restait à parcourir pour atteindre Salins.

Le lundi, dix-huitième jour de septembre, environ une heure après minuit, les éclairs se déchaînèrent avec l’éclat et l’intensité du soleil, accompagnés du tonnerre et du vent le plus violent que de tout le chemin accompli jusque-là nous ayons eu à supporter. En un instant, marins et matelots amenèrent les voiles, et il n’y avait personne qui ne fût saisi de crainte et d’incertitude, quant à l’origine si soudaine d’un pareil grain. Mais, avant huit heures du matin, l’île de Chypre que nous avions tant désirée était en vue. La tornade dura environ jusqu’à l’heure de midi, où nous dînâmes de la façon dont on peut être traité lorsque l’on est en proie à la peur et qu’il n’y a pas grand-chose à manger. Toujours est-il que, grâce à Dieu, nous arrivâmes à petite distance du port de Salins. Le vent s’était calmé. Les voiles furent amenées, liées, remontées et roulées, les ancres jetées ; nous descendîmes dans la chaloupe qui devait nous conduire au port et à la côte d’un pays riche par sa production, spécialement de froment, d’orge, de sel, et par son commerce.