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Chypre[322]

(19 septembre – 11 octobre)

Lorsque nous fûmes tous arrivés sur la terre ferme [78v.], quel spectacle c’était de voir les pèlerins trotter et courir pour occuper les meilleurs logis dans une grosse bourgade non enclose de murailles, et qui s’appelle Larnaka ! Au temps jadis, c’était une grande cité appelée Paphos, mais elle fut détruite par un jeune roi d’Angleterre[323], lorsqu’il s’en vint faire la conquête de la totalité du royaume de Chypre, pour tirer vengeance du viol dont sa sœur avait été la victime de la part du roi de Chypre. Celui-ci, sous prétexte d’hospitalité, l’avait reçue avec bienveillance lors de son pèlerinage à Jérusalem. Séduit par sa beauté, et cédant à la concupiscence, il la violenta et la déflora. Laquelle, rentrée en son pays, une fois son pèlerinage accompli, se plaignit de la chose auprès de son frère et de façon si convaincante qu’à la tête d’une forte expédition armée il tua le roi et mit toute l’île à sac, à feu et à sang, comme cela est présentement encore visible en plusieurs endroits du royaume, par exemple à Paphos, Limassol, Larnaka et ailleurs encore.

Le mardi matin, vingt-neuvième jour de septembre, nous fûmes voir et visiter les salines qui se trouvent à une petite lieue de Larnaka, et situées à un trait d’arbalète de la côte, dans une vallée toute plate, environnée de montagnes, aussi longue que large d’une bonne lieue française. C’est une chose admirable que ces salines. Je tiens pour conforme à la vérité qu’il y a quelques passages souterrains en communication avec la mer contiguë qui viennent détremper et humidifier le sol à la manière d’un marais ou d’une jonchère. Et quand arrive la saison d’hiver, les pluies qui ruissellent en abondance des montagnes environnantes se répandent dans ces marais, les recouvrent et les remplissent d’eaux qui sont dans l’impossibilité de trouver une autre issue, les transformant en lac durant l’hiver. L’eau y séjourne jusqu’en mai, juin, juillet et août, qui sont les mois où le soleil est le plus fort. Sous son action, l’eau s’épaissit et se transforme en une sorte de pâte congelée et qui prend comme si c’était de la glace, tandis que la nappe du dessous disparaît dans le sol par suite de la réduction de l’élément liquide. Alors, on la tranche en grands carreaux comme des pavés d’église ; puis on les dispose les uns à côté des autres jusqu’à ce qu’ils soient secs, parfaitement égouttés et bien durcis au soleil. Quand les carreaux ont séché, arrivent, chacun avec un âne, cinq cents manouvriers, munis de crochets de bois et d’instruments appropriés au transport de ce produit si beau, si blanc, si bon, si ferme, si agréable, si brillant, si savoureux que c’est un vrai bonheur que de voir cela.

[79] L’éloge que je fais de ce site fameux des salines de Chypre est tel que pour moi il n’existe, de par le monde, aucune chose naturelle dont on doive davantage s’émerveiller. Que tous les vrais Chrétiens fidèles tiennent pour certain qu’il y a là quelque chose qui est plus du domaine de Dieu que de celui de l’habileté de l’Homme.

Lorsque les ânes sont prêts, et qu’on les a chargés desdits carreaux, lesquels ont quatre doigts d’épaisseur et deux pieds au carré, ils les emportent (en empruntant des passages faits de madriers et de planches de sapin par crainte d’embourbement dans le marais) à l’extérieur des salines. On en fait alors des tas aussi gros que des montagnes. Je crois que, depuis mille ans, à la date d’aujourd’hui, leur hauteur dépasse celle des maisons de chez nous. C’est là que les marchands de Venise viennent chercher le sel pour le transporter et le livrer dans un grand nombre de pays, tant chrétiens que sarrazins et maures. Le quart de la production actuelle, à supposer que l’on puisse en approvisionner les quatre coins du monde sans exception, serait suffisant pour une population supérieure même trois fois à ce qu’elle est aujourd’hui.

Je ne peux pas me rassasier de parler de ces salines, tant est grande la beauté et magnificence du lieu. Il y avait des gens pour dire que c’est un conduit venant de la mer qui y amenait l’eau ; mais non, parce que ce canal, que j’ai vu et repéré – j’en fais foi devant tous sur mon pèlerinage et sur mon honneur –, dont ils parlent, eux, et qui se trouve sur le bord du lac, du côté de la mer, a été fait par la main de l’homme, pour collecter les eaux qui ruissellent de la montagne et les déverser dans la mer, par crainte qu’elles ne pénètrent dans le lac et qu’elles ne causent le ramollissement du sel qui a déjà commencé à se solidifier[324].

Certains habitants du pays racontent qu’il y a longtemps ce lac était une superbe vigne extraordinairement riche. Saint Lazare, frère de la Madeleine, après sa résurrection, passait par là, fatigué et accablé de chaleur. Voulant se rafraîchir, il demanda à une femme qui se trouvait là de bien vouloir lui faire la grâce de lui offrir une grappe de raisin. Elle lui répondit que ce n’était pas du raisin, mais du sel. Elle disait cela, pour plaisanter, à saint Lazare. Lazare rétorqua : « Je demande à Notre-Seigneur Jésus que ce soit donc du sel. » Sur quoi, instantanément, la totalité de la vigne se transmua en sel. La puissance de Dieu est immense ; Il a le pouvoir, sur les hommes, de faire et de leur faire supporter ce qui Lui plaît. Mais personnellement je n’ai pas trouvé trace de cela dans les Saintes Écritures ni dans les commandements de Dieu. C’est pourquoi je crois que ceux qui ne voudront pas admettre ce miracle ne seront pas condamnés pour un si petit péché[325].

[79v.][326] Mercredi, vingtième jour de septembre, mourut en notre compagnie monseigneur Adrien Genreau, personne vénérable et remplie de sagesse, originaire de Dannemoine[327], au diocèse de Langres, ce qui nous remplit de grande tristesse. Mais telle fut la volonté de Dieu. Toute notre compagnie, en cortège, tint à l’honorer pour l’emmener, afin de l’y inhumer, à environ une demi-lieue de Larnaka, dans une église de rite grec dédiée à monseigneur saint Lazare, frère de Marie-Madeleine. La cérémonie des funérailles fut célébrée dans une chapelle de rite latin, élevée à la gloire de la glorieuse Vierge Marie, située sur la partie gauche de l’église. Les prières pour les morts terminées, la sépulture lui fut donnée devant le petit portail de la chapelle tournée vers Larnaka. Je prie Dieu, mon Créateur, de bien vouloir Se souvenir de son âme.

Après le dîner de cedit jour, visitant la ville, nous allâmes assister au spectacle suivant. Il y avait là un jeune homme devant le palais seigneurial, mis en état d’arrestation, pour avoir proféré des paroles exécrables à l’encontre de la Vierge Marie. Sous nos yeux, on lui tira la langue hors de la bouche, et on la lui plaça dans l’incision que l’on avait pratiquée dans un bâton fendu, bien lisse à ses deux extrémités. Puis, ainsi traité, il fut conduit devant le portail d’une église située devant le palais, sur lequel était peinte une image de Notre-Dame. À genoux et les deux mains jointes, ledit blasphémateur demanda pardon de sa faute. Pour punition, on lui coupa la barbe, ce qui représente l’un des plus grands affronts que l’on puisse faire à un Grec. Une fois ce châtiment infligé, on le maintint lié à une colonne de marbre jusqu’à l’heure de vêpres, à la vue et à la risée de chacun. Puis, pour le rafraîchir, on le plaça dans un cachot où il resta jusqu’au lendemain matin, où on le libéra. Je suis persuadé que notre présence ne fut pas pour lui une bonne affaire, car le juge des peines mettait son honneur à rendre une bonne, brève et exemplaire justice, disant que les Vénitiens sont des gens de justice équitable pour tous, rendant à chacun selon son mérite ou son démérite. Et c’est de cette façon que fut traité ce pauvre diable de Grec, parce que nous étions là.

Jeudi, vingt et unième jour de septembre, au moment où le soleil se levait, nous étions à nouveau réunis à Saint-Lazare pour y assister à une messe pour le repos de l’âme de notre défunt. Quand le service funèbre fut terminé, nous retournâmes à nos logis respectifs, pour y faire grosse chère, et pour nous dédommager du temps passé où nous avions été mal traités. Quitter l’endroit où nous avions élu domicile était une chose dangereuse, sauf le matin et le soir, à cause de la chaleur torride du soleil, qui est horriblement nuisible et contraire [80] à tous ceux qui n’y sont pas habitués, un soleil très souvent à l’origine de graves altérations de santé et de névralgies, contre quoi il n’y a pas de remède instantané. En guise de passe-temps, nous étions forcés de tenir compagnie aux autres pour jouer à la marelle, à la baguette[328], aux aiguillettes[329], de façon à échapper à la torpeur méridienne. Après le repas du soir, nous eûmes à notre dévotion hommes et chevaux pour nous conduire de nuit jusqu’à la cité de Nicosie.

Vendredi matin, vingt-deuxième jour de septembre, vers huit heures, nous arrivions à la grande, opulente et riche cité de Nicosie, qui n’est point située en bordure de mer, mais à l’intérieur des terres, au pied de montagnes élevées, distante de vingt milles du port de Salins[330]. Elle est de taille quasiment égale à celle de Venise la magnifique. Elle possède plusieurs belles églises, tant de rite grec que latin, en particulier l’église métropolitaine latine dédiée à sainte Sophie, c’est-à-dire du saint Sauveur. À côté d’elle, il y a une église collégiale tenue par des moines grecs vêtus de bleu, qui ont la tête couverte de chaperons blancs à queue de plus d’une aune de long, et d’une demi-aune de large. Ces chaperons sont à doubles plis enroulés sur leur tête, à la manière des couvre-chefs que portent les femmes pour se protéger du soleil. Les quatre ordres mendiants sont tous latins. Ils possèdent de belles églises. Quant aux frères mineurs, ils ont deux couvents. Certains sont réformés, les autres non. Les Réformés s’appellent mineurs de Saint-Jean-de-Montfort. Ils possèdent son corps entier, et le gardien du couvent où est gardée la relique en préleva un petit fragment pour me le donner, parce que nous étions français comme lui qui était originaire de France. Il s’y fait un grand nombre de miracles étonnants à la gloire de Dieu et de ce glorieux saint. Sur l’une des poutres de l’église se trouve le plus gros, le plus grand et le plus effrayant crocodile qu’on ait jamais pu rencontrer sur le Nil ou ailleurs, selon les dires des spécialistes de la chose. Je l’ai vu de fort près ; il peut bien avoir vingt-deux pieds de long.

À Nicosie nous étions hébergés par les fourriers[331] dans le bel hôtel « seigneurial », réservé aux seuls gentilshommes et gens d’Église. On nous y servit, à notre demande, les menus les plus variés, mais c’était à nos frais. L’intendant – c’était son rôle – avait pour mission d’aller faire le marché dans la cité pour tout ce que nous désirions, avec l’argent que nous lui avions donné. Ce qui restait de la table lui était acquis, à lui et aux siens. Des lits propres aux draps de futaine[332] ne nous étaient pas ménagés, car la volonté des maîtres de céans était de nous accueillir avec toutes les marques d’honneur.

[80v.] Le samedi, le dimanche, le lundi suivants, et le mardi, qui était le vingt-sixième jour de septembre, nous restâmes à Nicosie. Chaque jour, nous visitions la cité et ses églises. Elles sont entretenues et desservies avec la plus grande piété, malgré leur éloignement de l’Église et du siège capital de Rome. Les dignitaires des églises grecques mettent tous leurs soins, et en font un point d’honneur, à valoriser les leurs tant par les chants qu’à travers les cérémonies qui s’y font. C’est ainsi que nous allâmes voir dans l’une de leurs églises l’index de monseigneur saint Jean-Baptiste, conservé intact en chair et en os, qui est l’objet de leur part d’une admirable et étonnante dévotion. Il n’y avait aucun dignitaire de l’église ou de la société civile, quel que soit le rang occupé par lui, qui n’adressât des signes d’honneur et de révérence aux pèlerins, en mettant la main à son bonnet et en s’inclinant comme s’il avait eu affaire à un grand seigneur.

Le mercredi, vingt-septième jour de septembre, mourut l’un de nos compagnons, un très honorable marchand de Flandre, appelé Cornelius Martinus, homme juste et honnête, âgé d’environ cinquante-six ans. Il n’avait jamais reçu le sacrement de mariage, et à son comportement, il donnait toutes les apparences d’un descendant de quelque puissante maison, car il disposait d’une belle fortune. Il fut inhumé à l’église dudit saint Lazare, auprès de monseigneur Adrien[333] dont il a été question ci-dessus. Puisse Jésus, dans Son infinie miséricorde, Se souvenir de leurs âmes et avoir pitié d’elles.

Ce même jour, à sept ou huit pèlerins, avec des guides et des chevaux de louage, nous partîmes de Nicosie après le souper. Ayant chevauché jusqu’à minuit, nous fîmes une pause de deux heures dans un petit village, de quoi nous reposer et nous rafraîchir d’un peu de vin, avant de repartir, fin prêts, agiles comme des chandeliers à barbier[334]. Notre train fut tel, grâce à nos chevaux, que le jeudi matin, vingt-huitième jour de septembre, nous parvenions à la puissante, inestimable, inégalée, inexpugnable, invincible, imprenable cité de Famagouste, qui est de la souveraineté de Venise comme toute l’île de Chypre, mais qui verse aux Turcs un tribut de six mille ducats. C’est la dernière ville de la Chrétienté[335], et, pour moi, la mieux fortifiée au monde. Les fossés, du côté de la terre ferme, au nord, sont tous taillés dans la roche, en forme de fond de cuve[336], d’une hauteur étonnante, et au Midi la ville est battue par les flots de la haute mer, ce qui constitue pour elle une protection qui dépasse toute imagination. Chaque jour il y a, à la solde des Vénitiens, six cents hommes d’action de toutes nationalités. [81] Il n’arrivera jamais, lorsqu’ils quittent Famagouste, qu’un grand seigneur n’en retienne un ou deux à son service et à sa convenance. Ils sont bien payés et touchent de bons salaires, à savoir par homme un ducat, chaque samedi. Qu’après cela ils fassent autant bombance qu’ils voudront avec leur ducat, ils n’en auront point d’autre avant le samedi suivant. Monseigneur le baron d’Haussonville nous avait devancés ; il nous accueillit gracieusement, en nous jetant par les fenêtre des verres pleins de vin, que pour ma part je saisis habilement au vol et arrêtai de mes mains, sans en casser un seul, ce qui ne manqua pas de plonger dans une joyeuse admiration notre hôte qui s’appelait Morgan.

Le vendredi matin, vingt-neuvième jour de septembre, nous quittâmes Famagouste pour voir l’emplacement et le lieu de la vieille ville et cité de Famagouste, où résidait monseigneur le roi Costus, père de madame sainte Catherine, vierge et martyre[337]. C’est un site de grande valeur, à voir ses ruines et l’état de démolition et de destruction auquel la ville a été réduite. Pour l’heure présente, chaque jour il y a plus de cinquante ouvriers qui s’activent à rechercher les pierres et les grandes colonnes de marbre et de porphyre, dont on ne peut pas imaginer combien elles sont nombreuses à être enfouies en terre, que l’on transporte à Famagouste-la-Neuve, afin d’en réparer les palais et les demeures anciennes. Aujourd’hui encore, on y voit la chambre où est née sainte Catherine, qui a été érigée en chapelle, fort belle, et qui est un lieu de grande dévotion dédiée à la sainte, où personnellement je dis ma messe. Un peu plus loin, à environ deux traits d’arbalète, se trouve la prison où elle fut enfermée par ordre de son père, le roi Costus, et qui est aussi un lieu de grande dévotion. Il faut avoir un cœur aussi dur que le diamant pour ne pas pleurer de joie et de piété à la pensée que c’est en cet endroit même que notre Sauveur Jésus lui apparut en lui présentant l’anneau nuptial de sainteté, et en l’exhortant à ne pas céder aux menaces et à résister aux supplices qu’on lui faisait subir. Pour atteindre ce lieu, il fallut avoir recours à une corde des cloches de ladite chapelle, parce que l’ermite n’était point présent et que la porte était fermée. Quand nous fûmes à l’intérieur, le Salve regina fut chanté, entonné par le capitaine George[338], gouverneur du lieu et maître capitaine du personnel militaire et de maison. Sur le chemin du retour à Famagouste, on nous montra le fragment d’une colonne de marbre porphyré, à laquelle avait été attachée et fustigée publiquement madame sainte Catherine. Je m’y attardai un moment afin d’en recueillir un fragment.

[81v.] Le samedi, trentième jour de septembre, de fort bon matin, nous allâmes célébrer la messe en l’église des frères mineurs. Les moines nous y reçurent avec beaucoup d’urbanité. Puis, sur notre trajet de retour, nous allâmes voir et visiter l’église cathédrale qui est une belle et imposante église dédiée à monseigneur saint Nicolas, que fit construire le grand et puissant prince Godefroy de Bouillon, roi de Jérusalem. C’est là qu’il y a la cloche qui était à Jérusalem durant le temps de la Passion de Notre-Seigneur. Dans une église de Sainte-Marie-de-Nive se trouve l’une des amphores en laquelle Notre-Seigneur changea l’eau en vin aux noces du maître d’hôtel[339], dont la capacité était approximativement de quatre setiers. Sur la route du retour qui nous amenait au logis de notre hôte Morgan, nous vîmes, devant le palais, que l’on était en train d’administrer l’estrapade à un jeune garçon accusé d’avoir volé deux ducats à un marin.

Le dimanche, premier jour d’octobre, après avoir dit la messe en l’église des frères mineurs et nous être copieusement restaurés, nous quittâmes Famagouste, montés sur des ânes aussi légers que des bœufs de quinze ans. Il faisait une chaleur qu’on ne peut décrire ; mais à grands coups de la pointe de nos aiguillons nous finîmes par atteindre Larnaka-aux-Salines, de manière à être prêts en un instant à embarquer. Mais cela n’était pas la peine de nous démener si fort, pour la bonne raison que notre capitaine n’était ni aussi pressé ni aussi prêt que nous à partir. Toutefois, il est préférable de prévenir plutôt que d’être prévenu[340]. À Larnaka, notre seul passe-temps était de dépenser, chaque jour, par personne, trente marquets, qui valent quinze carolus de notre monnaie. Étant donné les dépenses fastueuses auxquelles nous nous livrions, certains de nous s’imaginaient que le roi gardait leurs oies[341].

Le lundi matin, le mardi, le mercredi, le jeudi, le vendredi suivants et le samedi septième jour d’octobre, il n’y avait personne parmi nous, aussi occupé à ses affaires qu’il fût, qui n’eût été tout prêt, sans hésiter un instant, à accepter un ducat que quelqu’un lui aurait donné, sans même vérifier ni sa marque ni son poids. Notre passe-temps, après le dîner (en attendant l’heure du souper), consistait à aller assister au chargement, sur les gros navires de transport, du froment, de l’orge et du sel. Après le souper de ce jour qui était samedi, nous fûmes voir l’endroit où se trouve le silo à grain destiné à entreposer les céréales, qui relève du commandement militaire de Larnaka. Cet endroit est ceinturé par une puissante haie, faite de ronces, de câpriers et de joncs marins de la hauteur [82] d’un homme, qui oppose une barrière infranchissable pour un individu seul. L’emplacement, d’une contenance d’environ cent journaux[342] de terre, est de forme carrée ; le sol est uni, et la terre est tellement dure qu’on dirait une dalle bétonnée. Le grain qui y est entreposé n’est protégé d’aucune autre couverture que celle que constitue un lit de paille épaisse. Les gens du pays n’ont pas à craindre la pluie, car, disent-ils, il ne pleut jamais de mai à novembre, sauf si un orage fortuit vient à éclater. Et encore cet orage ne dure-t-il pas bien longtemps. On range et on classe les céréales par couches épaisses : le blé d’un côté, l’orge de l’autre. Pour l’avoine, il n’en est pas question, car le grain est consommé par le bétail avec la paille non battue. Sur le lieu, il y a chaque jour cinquante hommes qui arrangent, préparent et traitent la récolte à fin d’embarquement sur les navires de transport vénitiens. L’année où nous étions de passage à Larnaka, on avait chargé, à partir de ce silo à grain, plus de cent vingt bateaux, dont la contenance du plus petit était (selon ce qui nous fut dit et certifié) de mille muids de notre mesure, froment et orge confondus[343]. Pour qui n’aurait pas vu cela de ses yeux, la chose est quasi incroyable. Je sais de façon certaine que lorsque je fus voir, moi, le silo, il pouvait encore bien y avoir plus de dix mille muids.

Le dimanche, huitième jour d’octobre, la majorité des pèlerins regagnèrent la nave afin de s’enquérir de la date du départ, mais ils ne furent pas longtemps avant d’être remis sur le bon chemin, quand il leur fut dit que certains, et parmi les plus en vue, étaient encore au port, faisant bonne chère ; je serais prêt, quant à moi, à parier qu’ils avaient passé des accords avec le patron concernant la nourriture, dont le but était de les faire taire. Ce qui était en tous points contraire au bien et au profit de la collectivité. En outre, il fut dit qu’il y en avait certains qui ne se souciaient de rien d’autre que de parvenir à Venise avant la mauvaise saison, afin de pouvoir y hiberner, tandis que les autres ne demandaient qu’une chose, à savoir un bon vent de manière à rentrer sur-le-champ en leur pays.

Nous revînmes une seconde fois trouver le capitaine pour lui enjoindre ou bien de partir, ou bien de prendre à sa charge une nourriture suffisante pour nous maintenir en bon état. La réponse fut rendue avec des paroles mensongères dignes d’un renard, et empreintes d’une douceur dont on aurait dit qu’elles étaient prononcées par une jeune pucelle de douze ans, à savoir que, lorsque le temps s’y prêterait et que le vent nous serait favorable, il ferait lever les voiles ! Cette réponse, douce et aimable, fut du goût de la plupart d’entre nous, et il ne nous resta plus qu’à retourner à nos bonnes tavernes, aux dépens de nos bourses, pour y faire grande bombance[344].

[82v.][345] Le lundi, neuvième jour d’octobre, dix pèlerins de notre compagnie entrèrent dans la chaloupe pour rejoindre la nave. Mais ladite chaloupe était à ce point alourdie de céréales et de coton, la mer de surcroît étant mauvaise, qu’ils faillirent périr sous les coups de boutoir de l’élément marin. Il fallut alors jeter par-dessus bord une balle de coton qui pesait plus de trois mille livres, de manière à s’alléger quelque peu, mais malgré cela, ces messieurs les pèlerins n’étaient pas rassurés, si bien que monseigneur Jérôme de Verceil[346], docteur dans l’un et l’autre droits[347], dit au barreur de l’embarcation qu’il lui offrirait vingt ducats d’or s’il réussissait à le soustraire aux périls des flots. L’homme ne lui dit mot, pour la bonne raison qu’il avait aussi peur pour lui-même que ledit sieur Jérôme. Malgré cela, pour cette fois encore, Dieu fut bon pour eux, et ils atteignirent leur havre de salut, ayant magnifiquement échappé aux périls neptuniens.

Celui qui voudrait faire la recension de la totalité de Chypre aurait besoin de plusieurs rames de papier pour pouvoir en faire une description qui ne laisserait rien de côté. Chypre, très précisément, c’est une île située dans la mer de Carpathos[348], d’un périmètre de trois mille quatre cent vingt-cinq stades. Elle regarde, à l’Orient, la Syrie et la Terre Sainte avec le port de Jaffa ; à l’Occident, la mer de Pamphilie ; au Septentrion Tarse et la Cilicie ; au Midi l’Égypte, et droit devant Alexandrie. Cette île était anciennement fort renommée, principalement pour ses métaux. Le sol est propice à la culture de la vigne, qui produit des vins riches et très capiteux. À l’heure actuelle, elle a un certain nombre de nobles cités, et parmi celles qui sont conservées intactes, la cité métropolitaine que l’on appelle Nicosie. L’île comporte de belles forêts, des champs, des prés, des vignes et des fleuves. Elle est étonnamment riche en toutes sortes de choses précieuses et rares. À différentes reprises, elle apparaît dans la Bible sous le nom de Cethim. Au temps passé, elle appartenait aux Templiers, mais ils la vendirent à un roi de Jérusalem. Longtemps après la chute et la destruction de la Terre Sainte et d’Acre, le roi de Jérusalem, les princes et les barons s’y retirèrent et en firent leur résidence. Ce qui explique qu’elle fut érigée en royaume, lequel dure encore à l’époque présente[349]. Cette île est le berceau de la déesse Vénus, c’est la raison pour laquelle les habitants ont un fort penchant pour la luxure et la débauche, tant les hommes que les femmes, mais ils sont riches en même temps de tous les biens du monde. Chez eux l’on rencontre, à la fois dans la noblesse et chez les marchands, les gens les plus fortunés au monde. Au moment des fortes chaleurs, les gens ne couchent jamais à l’intérieur de leurs maisons, mais dans leurs jardins, sous des arbres bien feuillus, auxquels ils suspendent des sortes de hamacs et de tentes contenant de jolis lits, y compris les femmes et les filles quelquefois. Elles s’y trouvent en totale sûreté, comme dans un château-fort. Si par hasard il arrivait à un quidam d’être assez ingénu pour s’en venir jeter un regard à l’intérieur de ces « pavillons » sur une fille ou sur une femme, qu’il soit pris sur le fait ou dénoncé, il encourrait à tout coup, comme châtiment, l’amputation d’une main. S’il n’en était pas ainsi, elles seraient toutes violées.

Le lendemain, qui était mardi, nous commençâmes à regagner la nave. Le lendemain mercredi, onzième jour d’octobre, nous restâmes à bord toute la journée, gérant nos petites affaires le mieux du monde, à la tête d’une belle petite provision prévue pour un certain temps, persuadés que nous allions partir et que l’on allait lever la voile, mais nous fûmes contraints de rester embarqués à nos propres dépens. La raison en était qu’il n’y avait pas de vent et que, d’autre part, le plein de fret de la nave n’était pas terminé. Et sans arrêt, jour après jour, cogner sur le pèlerin et le maltraiter toujours plus n’est pas signe de santé mentale. Dieu veuille par Sa grâce faire que, lorsque les pèlerins, dans le futur, entreprendront ce saint voyage, les promesses des Vénitiens soient tenues plus fidèlement qu’elles ne l’ont été présentement.