Jérusalem et les Lieux Saints
(8-21 août)
Nous étions à deux milles de la Sainte Cité de Jérusalem quand nous vîmes venant à notre rencontre une troupe de Turcs à cheval – parfaits cavaliers harnachés à la mode turque – pour nous accueillir et nous accompagner selon la tradition. Ils exécutaient en avant de nous de hautes voltiges dont on aurait pu croire que les chevaux restaient à demi-suspendus dans les airs, tellement elles étaient rapides et lestes. C’est ainsi qu’ils nous menèrent jusque par devant le château de David, situé à l’intérieur de l’enceinte de la ville, dont on est en train actuellement de renforcer les moyens de défense. Lors de notre séjour à Jérusalem, il y avait là plus de trente ouvriers chaque jour qui y étaient employés à des travaux de maçonnerie. Lorsque, de loin, nous aperçûmes la Sainte Cité, ce ne fut chez nous tous que larmes et demandes de pardon à Dieu, et il y en avait parmi nous certains qui voulaient descendre de leur monture pour baiser le sol et se prosterner à deux genoux ; mais l’autorisation leur en fut refusée, par crainte qu’ils n’aient pas le temps à la suite de cela de rejoindre rapidement le groupe, voire qu’ils ne se soient retrouvés en fâcheuse posture. Quand on a affaire à une situation difficile et qui n’admet pas de retard, il ne faut pas tenter son Dieu. C’est donc groupés que nous fîmes notre entrée à Jérusalem, pleins de joie et de soulagement, remerciant Notre-Seigneur de nous avoir accordé la grâce de traverser tant et tant de périlleuses passes et de nous avoir fait parvenir jusqu’à ce Saint Lieu qui était l’objet de tous nos désirs. C’est là que, en un instant, nous nous trouvâmes pied à terre, près de nos ânes qu’il fallut rendre à leurs propriétaires. Et c’est en rangs que nous fûmes conduits par monseigneur le gardien devant le château de David, d’où nous pouvions facilement apercevoir l’église du Saint-Sépulcre de Notre-Seigneur. On nous demanda de nous agenouiller. Nous étions là, adressant nos plus humbles prières à Dieu, quand le gardien entonna d’une sainte voix le Te Deum laudamus repris pieusement en chœur, par les gens d’Église et ceux qui ne l’étaient pas. Et en cet instant-là, il n’y avait personne, quand bien même il aurait eu le cœur aussi dur que le roc, qui ne versât un torrent de larmes. Les manœuvres qui approvisionnaient les maçons se moquaient et riaient bruyamment de nous, mais nous n’étions pas venus là pour répondre aux provocations. Laissons à Dieu le Juste, le bon soin de Se charger de la punition.
Une fois nos prières terminées, on nous emmena au mont Sion ; nous y assistâmes à la messe solennelle du Saint-Esprit. La messe terminée, nous passâmes de missa ad mensam[194], où l’on nous servit dans une extrême opulence, et en abondance, pour le repas de midi, du pain blanc, du vin d’une exquise finesse, de la viande savoureuse, des poulets rôtis, du raisin tout frais cueilli. Il y avait bien longtemps que nous ne nous étions pas trouvés rassasiés de pareille façon, et, pourquoi ne pas vous le dire, il y en avait quelques-uns qui avaient les parois de leur estomac bien garnies. Après le dîner, on nous fit visiter la maison, puis la sacristie. C’est là que l’on [40v.] distribua à chacun de nous un tapis de Turquie ainsi qu’un petit coussin de cuir rempli de coton destiné à être placé sous notre tête pendant le sommeil. C’est dans ces conditions que l’on nous fit pénétrer à l’intérieur de l’hôpital Saint-Jacques-le-Majeur, qui est l’endroit où il fut décapité. C’est une maison bien tenue, desservie et embellie par des moines arméniens de la règle de saint Basile. On nous y attribua des chambres par groupe de quatre ou six, et par nationalité. Les premiers arrivés ne prenaient point les plus mauvaises. On nous remit les clés, pour que nous fermions les portes quand nous sortirions de nos chambres, de manière à y laisser nos bagages en sécurité. C’est là que nous fûmes hébergés jusqu’à notre départ de Jérusalem, durant tout le temps où nous allions visiter jour après jour les Lieux Saints, tels que vous allez les découvrir ci-après. Sur le coup de six heures du soir, le gardien nous fit livrer, par personne, un pain de plus de deux deniers, et une mesure de bon vin blanc qu’il fallait couper d’eau à volume égal.
Les habitants de Jérusalem, tous confondus, Turcs, Maures, Juifs, Chrétiens et d’autres encore, nous offraient, contre paiement, tellement de choses que nous avions tout ce que nous désirions, à l’exception de lard pour barder les perdrix que l’on nous proposait en si grand nombre que cela en était un sujet d’étonnement. Quand nous les rôtissions, nous étions contraints de les arroser d’huile d’olive, puisque nous n’avions pas le plus petit morceau de lard, pour la bonne raison que les Turcs n’en consommaient jamais point, allant même jusqu’à ne point tolérer que les autres en mangent en leur présence. Après le souper, nous montions sur les terrasses qui courent sur l’ensemble des bâtiments où nous étions hébergés, nous adonnant à nos exercices de piété avec toute la ferveur dont nous étions capables et conformément à l’enseignement reçu de Dieu. De là-haut, nous avions vue sur toute la terre de Promission, car Jérusalem domine tout le pays, ce que les Saintes Écritures également vous confirmeront. Quant arrivait l’heure convenable d’aller prendre notre repos, nous rentrions dans nos modestes chambres voûtées à la manière des maisons de Rama, et là nous nous étendions sur nos tapis de Turquie, dormant qui pouvait, dans un confort bien moindre que si cela avait été sur de doux et moelleux lits de plumes[195].
Le mercredi matin, neuvième jour d’août, vigile de monseigneur saint Laurent, le gardien nous fit venir au mont Sion. Une fois la messe ouïe, il mit à notre disposition deux religieux, prêtres, dont l’un était italien et l’autre français, appelé frère Guillaume, avec mission pour eux de nous conduire et de nous guider tout au long de notre visite des Lieux Saints.
[42][196] La raison était que lui personnellement ne pouvait pas venir avec nous parce qu’il n’était pas remis des grandes fatigues et des tracas que nous lui avions causés, à la suite des embarras desquels il avait dû nous tirer, au cours des jours précédents. Pour ce jour d’aujourd’hui, voici le programme de notre pèlerinage dans la ville de Jérusalem[197].
Premièrement, au sortir du couvent de Sion, direction plein sud, et puis immédiatement au coin d’une rue, après avoir pris la direction du soleil levant, nous vîmes l’endroit où les Juifs félons voulurent déposséder les apôtres du corps de la Vierge Marie alors qu’ils le transportaient dans le tombeau du Val de Josaphat. Plusieurs de ces méchants y perdirent la main au moment où ils la portaient sur le corps de Marie.
Un peu plus en avant, on nous montra la grotte où saint Pierre pleura amèrement après qu’il eut renié Notre-Seigneur pour la troisième fois dans la maison d’Anne. Plus bas, à gauche, se trouve le temple de Zorobabel, où eut lieu la présentation de la Vierge Marie âgée de trois ans pour y être instruite en compagnie des filles du temple.
Plus bas, au fond du Val, se trouve le pont du torrent du Cédron, où l’on nous fit voir une roche qui porte les empreintes des pieds de Notre-Seigneur, quand Il vint boire audit torrent. Tout contre l’arche du pont se trouve le sépulcre d’Absalon, le fils de David, et jamais les Turcs n’y passent sans lancer une pierre contre le tombeau parce que, c’est la raison qu’ils avancent, il s’était lancé dans une guerre mortelle contre son père David.
Avançant toujours, à gauche, en direction du sud, se trouve l’endroit où monseigneur saint Jacques le Mineur se dissimula pendant trois jours et trois nuits, attendant la Résurrection de Notre-Seigneur. C’est là qu’il y a le sépulcre du prophète Jérémie.
Montant un peu, à droite, on trouve l’endroit où il y avait le figuier qui fut maudit par Notre-Seigneur parce qu’il ne portait pas de fruit. Pour rappeler le fait, il n’y a plus maintenant qu’un gros tas de pierres de roche.
Avançant toujours, sur le côté du chemin du Val de Syloé, face au mont Sion, vous avez la maison de Judas le traître, fort mal en point, réduite pour l’heure à une sorte de carrière où l’on prend la pierre. À côté, il y avait le « seugnon »[198] auquel il se pendit. Mais on n’en voit plus la moindre trace.
En haut du versant du mont des Oliviers, au sud, près du chemin de Béthanie, est la maison forte où Salomon tenait ses concubines, celles qui le conduisirent à l’idolâtrie. Ledit édifice est encore à l’heure actuelle, me semble-t-il, en bon état, et il a encore belle apparence. Il sert de résidence à l’un des notables de Jérusalem.
[42v.] Plus bas, en descendant de cette hauteur, à environ un mille, se trouve la maison de Simon le lépreux, où vint dîner Notre-Seigneur. C’est là que Le rejoignit Marie-Madeleine pour se faire pardonner ses péchés, répandant un parfum de prix sur Ses pieds, et en Les essuyant de ses cheveux, comme cela est écrit en saint Marc, chapitre XIV. Plus bas, nous trouvâmes la maison de Lazare, frère de la Madeleine, aux murs fort épais et solides, jadis, mais réduite pour l’heure à un pan de muraille étonnamment résistant ; son authenticité paraît établie. En poursuivant notre route, en direction de Béthanie, à une distance de deux milles de Jérusalem, nous fûmes voir une petite église fort ancienne, dans laquelle on descend en empruntant un escalier de plusieurs marches de pierre. C’est là que l’on trouve le sépulcre dudit Lazare, de belle facture. On n’y pénètre que nu-pieds, et moyennant deux marquets. Les Turcs témoignent d’une grande révérence pour ce lieu. À six pieds de distance de ce sépulcre, du côté de l’est, est l’emplacement où Notre-Seigneur Se retira pour pleurer, disant : « Lazare, sors ! » Qu’il soit clair pour tous que ce sépulcre est autant révéré des Turcs et des Maures que l’est celui de Jésus-Christ. Il est recouvert de menus carreaux de marbre, ce qui est une chose admirable à voir, d’une hauteur, au-dessus du sol, d’environ trois pieds. À côté, sur un tableau fixé au mur, était reproduit l’extrait suivant de La Guerre juive[199]. Voici ce texte :
Saint Lazare, frère de Marie-Madeleine et Marthe, avait un corps magnifique, un visage long empreint de sérénité, une barbe-fleuve que de la main il partageait en deux parties égales, un nez fin et rectiligne, un front dégagé, des yeux de lion, des sourcils longs d’une presque demi-paume ; il était à ce point grand et élancé qu’il dépassait par la taille les plus grands de toute la tête ; il avait des bras et des jambes aux muscles saillants. Chevalier, comte, baron de grande noblesse, expert en droit, il était généreux envers les pauvres ; autant saint Lazare était le plus beau d’entre les hommes, autant ses sœurs étaient les plus belles d’entre les femmes. Pour ce qui était de boire, il était d’une rare sobriété. Sa force était telle que, droit sur ses jambes et sans la moindre flexion, d’une seule main, il levait de terre jusqu’à hauteur de sa tête un homme de guerre revêtu de son armure. Sa vie, sa culture, ses mœurs faisaient de lui le modèle du sage. Obligeant vis-à-vis de tous, quelqu’un l’aurait-il aperçu en colère qu’il aurait pris immédiatement la fuite, terrorisé. Ainsi disait Josèphe de Lazare.
[43][200] Plus bas, sur le flanc de la montagne, se trouve la ville de Béthanie, fréquentée par Notre-Seigneur. C’est un endroit, selon moi, plein de grande misère et de pauvreté, et qui tombe en ruines faute d’entretien. Les habitants sont de pauvres gens sans aucune pratique ni savoir-faire, si ce n’est, et encore étonnamment peu, qu’ils cultivent la terre à la houe et à la pioche, et qu’ils font un peu de vigne. Je me demande avec étonnement comment et de quoi ils peuvent bien vivre, eux et leurs familles.
Un peu plus loin à gauche, est le château Magdalon, qui appartenait à Marie-Madeleine. Nous fûmes le visiter. Nous y trouvâmes un pauvre homme, sa femme et ses enfants, occupés à parer du coton destiné à la vente.
En revenant en ville, nous trouvâmes la maison de Marie et de Marthe, où Notre-Seigneur avait été reçu. C’est encore, actuellement, l’endroit le plus notable de l’ensemble, jouxté par un minuscule jardinet planté de quelques figuiers et oliviers. Près de la maison, en montant légèrement, il y a une pierre sur laquelle Notre-Seigneur était assis pour prendre un peu de repos lorsque Marie-Madeleine Lui dit : « Seigneur, si Tu T’étais trouvé ici, mon frère ne serait pas mort », etc.
Montant toujours, en direction de Jérusalem, sur le versant du mont des Oliviers, au sud, se trouve la petite ville de Bethfagé, où les prêtres de la Loi avaient établi leurs quartiers. C’est de là que Notre-Seigneur demanda à deux de Ses disciples de se rendre à Jérusalem, pour préparer le repas de la Cène, leur disant : « Allez à cette maison forte qui est en face de vous… » Puis nous nous mîmes en route pour atteindre le haut du mont des Oliviers ; avant de parvenir au plus haut du sommet, il faut gravir seize hautes marches de pierre, et avant de pénétrer dans le petit oratoire, vous devez payer deux marquets. Cet oratoire est de fort belle facture, de style moderne, au plafond à fond de chaudière[201]. Sur le pavé, est toujours visible la place d’où notre Sauveur et Rédempteur monta aux cieux le jour de Sa glorieuse Ascension. Encore maintenant, on peut apercevoir les empreintes de Ses précieux pieds, dans la pierre, profondes de plus de trois doigts. C’est là que fut pieusement dite par nous l’oraison suivante :
Oraison de saint Grégoire de Nazianze[202]
Dieu des vertus et de gloire, Jésus-Christ, soleil de justice, Tu as accompli l’itinéraire de la Rédemption de l’Homme sur le mode de la marche du soleil au firmament. [43v.] On dit de lui qu’il se lève et qu’il se couche, en poursuivant son sens giratoire par le Midi et par l’Aquilon, éclairant l’univers durant sa marche circulaire qui le ramène à sa grotte, bouclant ainsi sa révolution. De la même façon, Toi qui es l’éclat et le reflet sans tache de la lumière éternelle, Tu T’es levé avec la lumière de l’Évangile, Tu as continué ta course, par le Midi de l’amour le plus pur, Tu as infléchi Ton chemin par l’Aquilon de Ta Passion pleine d’amertume et Tu as terminé Ta révolution par Ta glorieuse Ascension. Nous Te supplions, Toi qui sièges sur le trône le plus élevé au milieu des élus du Père, depuis l’endroit foulé par Tes pieds, de tirer à Toi nos cœurs, et au terme de notre course, de nous faire goûter aux effluves de Ton parfum, là-haut, où Tu sièges à la droite de Dieu, Jésus-Christ, Sauveur du monde, qui avec le Père et le Saint-Esprit vis, règnes et gouvernes pour les siècles des siècles. Amen.
Une fois nos oraisons terminées avec toute la piété dont nous étions capables, nous entamâmes notre descente sur Jérusalem proche du lieu ci-devant cité. Nous visitâmes une vieille maison en ruines qui avait été, au temps jadis, une église, où les apôtres composèrent les douze articles de notre sainte foi catholique, à savoir : Credo in Deum patrem omnipotentem, etc. À côté, au sud, se trouve une caverne en forme de crypte profonde où sainte Pélagie[203] s’infligea force pénitence.
Un peu plus bas, à un jet de pierre environ, se trouve une ruine qui était l’église où Notre-Seigneur apprit à prier à Ses benoîts apôtres, en composant l’oraison dominicale qui est : Pater noster, etc.
Tout près, au nord, est l’endroit où saint Thomas reçut la ceinture de la Vierge Marie au moment où elle montait glorieusement dans les cieux le jour de son Assomption[204]. Au-dessus se trouve le château de Galilée où Notre-Seigneur apparut à Ses disciples après Sa Résurrection, lorsqu’Il leur dit : « Je vais vous précéder en Galilée… »
En revenant du côté du jardin des Oliviers, vous apercevez le lieu où l’ange annonça à la glorieuse sainte Vierge Marie l’heure à laquelle elle mourrait, en lui remettant la branche de palmier.
Encore plus bas, en ligne droite sur le jardin des Oliviers où les apôtres s’étaient endormis, se trouve le lieu où notre Sauveur pleura amèrement sur la cité de Jérusalem, disant : « Si seulement toi aussi, tu avais connu… »
[44] Un peu plus bas se trouve l’endroit, au jardin des Oliviers, où Notre-Seigneur laissa Ses trois apôtres, à savoir saint Jean, saint Jacques et saint Philippe, leur disant : « Vous pouvez dormir maintenant et vous reposer… »
Plus bas, vers Gethsémani, se trouve l’emplacement où les Juifs mirent la main sur Jésus, et où Il devint leur prisonnier. Au moment où Il Se livrait à eux, Il leur demandait : « Qui cherchez-vous ? » Environ huit pas plus bas, vous trouvez l’endroit où saint Pierre coupa l’oreille à Malchus.
Tout en bas du Val de Josaphat, situé entre deux hauteurs, l’une, orientée à l’est, appelée le mont des Oliviers, l’autre à l’ouest, Moria, sur laquelle est construit le temple de Salomon ; en ce Val donc, tout droit en-dessous du château de Galilée, il y a une crypte naturelle dans la roche nullement due à la main de l’homme qui est l’endroit précis où Notre-Seigneur adressait à Dieu son Père Sa supplication : « Père, si c’est possible, éloigne de moi ce calice… », et où Son corps Se couvrit d’une sueur d’eau et de sang. C’est là qu’Il revint sur Ses pas de nouveau au jardin des Oliviers pour Se présenter aux Juifs félons.
Plus bas, à un jet de pierre, se trouve une belle église ancienne que fit construire dans un beau geste de piété madame sainte Hélène, où est posé le vénérable sépulcre de la glorieuse Vierge Marie, mère de Dieu, qui est une réalisation somptueuse, en aucune façon inférieure au tombeau de Jésus-Christ pour ce qui est de la richesse de son marbre blanc, même s’il diffère par son orientation et son emplacement. Si le sépulcre de Notre-Seigneur est placé parallèlement à la nef de l’église, à l’ouest, celui de Notre-Dame l’est perpendiculairement, à l’est de ladite église. Deux petites portes y sont aménagées, l’une par où l’on entre, l’autre par où l’on sort. Sa longueur n’excède pas celle de l’autel, sur laquelle on dit la messe, et sa largeur est juste suffisante pour laisser le passage à une seule personne derrière le prêtre quand il officie pour le service divin. En outre, on y accède par quarante-huit marches[205], et la rampe de l’escalier entre les deux murs du bâtiment a dix-huit pieds de largeur. De l’un des côtés de l’escalier il y a le sépulcre de saint Joachim, et de l’autre celui de sainte Anne. Cette église-là est totalement enfouie sous terre. Dans l’ancien temps, elle était nettement à l’air libre ; mais lors du sac de Jérusalem par Vespasien et Titus, la terre des grands fossés qu’ils firent creuser pour enclore ladite cité fut dans sa totalité versée dans le Val de Josaphat, et la masse ainsi transportée est telle que, depuis le pont du Cédron jusqu’au-delà de l’église Notre-Dame, tout le val a été comblé jusqu’au faîte du bâtiment. Il est quasiment incroyable que des mains d’hommes aient été capables de réaliser une pareille esplanade à l’endroit d’une dépression de terrain telle que le Val de Josaphat.
[44v.] Si vous voulez y entrer, vous devrez donner deux marquets. Lorsque vous êtes à l’intérieur, dans le fond, vous voyez un puits alimenté en eau de source fort agréable à boire pour ceux qui sont incommodés par la grande chaleur. Le torrent du Cédron, durant la saison d’hiver et au temps du Carême, lorsque les eaux ruissellent des montagnes, passe sous la terre exactement en-dessous des murs de ladite église ; c’est là que se trouvait le pont dont on tira le propre bois qui servit à la confection de la Sainte Croix de notre Sauveur et Rédempteur Jésus, que la reine de Saba[206] connut quand elle vint rendre visite à Salomon pour solliciter ses conseils de sagesse. Depuis ce moment-là, ce bois fut mis de côté en réserve et enfoui en terre à l’endroit où se trouve maintenant la piscine Probatique à Jérusalem, dans laquelle les pauvres malades venaient se baigner pour recouvrer la santé et repartir guéris après le mouvement de l’eau que l’ange suscitait chaque jour. Par la suite, durant le temps de la Passion de Notre-Seigneur, ce bois-là sortit de terre et vint faire surface sur l’eau de la piscine, et on en tira le montant de la Sainte Croix. Plus haut, en remontant vers Jérusalem, se trouve l’endroit où saint Étienne, le premier martyr, fut lapidé. Douze pas environ plus haut, il y a l’emplacement où saint Paul était assis, veillant sur les vêtements des criminels qui mettaient à mort monseigneur saint Étienne. Après cela, en montant tout droit, nous pénétrâmes à l’intérieur de Jérusalem par la porte Saint-Étienne, vulgairement appelée porte Sterquilinienne[207]. C’est la porte par où se fait la décharge des immondices et des déjections utilisés comme engrais pour les terres maraîchères. En progressant à l’intérieur de la cité, nous vîmes la piscine Probatique dont-il a été fait mention ci-dessus, sous laquelle resta enfoui si longtemps le bois de la Vraie Croix, où aboutit la collecte des eaux de pluie de la cité, pour pourvoir à la consommation des gens au temps de la saison de grande chaleur, et permettant de parer à leurs besoins. De là, on nous emmena à la maison de sainte Anne, construite à la façon d’une église, mais qui abrite pour l’heure une école-mosquée où les Turcs et les Maures instruisent les enfants dans la religion de Mahomet. En avançant encore un peu, vous tombez sur la maison du roi Hérode auquel on amena par dérision Jésus-Christ : « Et Hérode et Pilate devinrent amis. » À droite, pas bien loin de cette maison, il y a le palais de Pilate, le gouverneur, celui qui condamna Jésus à mort. La galerie qui courait sur la façade est à présent démolie, mais le reste est encore en bon état. Elle sert de résidence au grand soubachi, le lieutenant du Grand Turc, et actuellement, il faut encore passer en-dessous de l’arche du prétoire où Pilate dit aux Juifs : « Voici l’homme ! »
[45] La pierre sur laquelle était assis Jésus-Christ est parfaitement apparente, scellée dans le mur ; la seconde, où avait pris place ledit gouverneur Pilate pour rendre son faux jugement qui condamnait Jésus, et qui se trouve à proximité immédiate de la première où était assis Notre-Seigneur, est placée et encastrée dans la paroi du mur. Ce sont là deux pièces, objets de grande mémoire et de réflexion.
Le texte du jugement qui avait été rendu était gravé dans la pierre, mais actuellement l’inscription a été détruite et presque totalement effacée. La voici :
Nous, Ponce Pilate, juge à Jérusalem, sous le règne du très puissant monarque Tibère César, dont le Très-Haut veille à l’heureux déroulement de la vie, à tous, salut. Siégeant en notre tribunal, au service de la justice et de la synagogue du peuple juif, nous eûmes à juger de Jésus de Nazareth, cité devant nous pour propos et assertions inconsidérés tels que : « Il prétendait être le Fils de Dieu, bien que né d’une pauvre et misérable femme ; il se disait roi des Juifs ; il se vantait de détruire le temple de Salomon, soulevant en outre le peuple contre la vénérable religion de Moïse. » Après examen de tous les griefs énoncés à son égard, et à l’issue d’une délibération sanctionnée par un vote, nous avons décrété contre lui la condamnation au gibet de la croix, en compagnie de deux voleurs. Allez, il est à vous.
Je ne voudrais pas oublier de rapporter une chose digne d’être retenue, à propos de ce jugement que je cite ici. Un frère du mont Sion me fit voir un texte figurant au dos d’un vieux parchemin, dans lequel le gouverneur Pilate s’excusait personnellement auprès de l’empereur Tibère et utilisait à l’encontre des Juifs des termes qui les accusaient gravement. Voici cette lettre[208] :
Ponce Pilate, à l’empereur Tibère.
Ponce Pilate, à Claudius, salut.
La preuve a été faite par moi, il y a peu, que les Juifs, mus par la jalousie, ont scellé pour eux-mêmes et pour leurs descendants une cruelle condamnation. Celui-là même dont les pères avaient reçu la promesse que leur Dieu enverrait son saint sur terre en le faisant naître d’une femme, ce qui lui vaudrait de mériter le titre de leur roi, a été, sous mon mandat, effectivement envoyé en Judée. Lorsqu’ils l’ont vu guérissant les lépreux, faisant se lever les paralytiques, chassant les démons, ressuscitant les morts, commandant aux vents, marchant à la surface de la mer, et accomplissant quantité d’autres miracles, les princes des prêtres furent pris de jalousie contre lui. C’est pour cela qu’ils me l’ont livré, sous des prétextes divers plus mensongers l’un que l’autre ; il était selon eux un mage, il incitait à la rébellion contre leur propre religion. J’ai cru que les faits étaient bien ce qu’ils en disaient. Pour leur plaire, je l’ai fait flageller, eux l’ont crucifié, et des gardes furent placés à l’entrée de son sépulcre. Mais lui, alors que c’étaient mes propres soldats qui montaient la garde, ressuscita le troisième jour. La perfidie des Juifs, qui brûlait leurs cœurs contre lui, était telle qu’ils proposèrent de l’argent aux gardes pour qu’ils disent que c’étaient ses disciples qui avaient enlevé le corps. Mais eux, qui n’avaient pas la force de réaliser eux-mêmes ce qui avait été fait, ont juré qu’il était bien lui-même sorti de son tombeau, qu’ils avaient bien vu des anges, et qu’ils avaient reçu de l’argent offert par les Juifs. Si je t’envoie ce courrier, c’est pour que personne ne tienne pour vraie la version mensongère des Juifs.
Je prie les lecteurs de bien vouloir me pardonner la longueur de ce rapport.
[45v.] Quand nous eûmes franchi cette arche constituée de grosses pierres de taille, à petite distance de cet endroit, on nous montra une belle pierre carrée encastrée de chant dans le mur, à droite ; c’est la pierre même sur laquelle la glorieuse Vierge Marie resta longtemps en pâmoison, lorsqu’elle s’évanouit au moment où elle rencontra son fils Jésus qui portait sa Croix. Que tous les lecteurs sachent bien que cette pierre-là était restée, depuis le temps où Notre-Seigneur souffrit sa Passion, reposant à plat sur le sol au milieu de la rue jusqu’à une date récente, où le gardien de Sion offrit de l’acheter pour deux cents ducats d’or au soubachi, afin de l’installer dans l’église de Sion, et de l’y faire révérer et honorer, mais il se heurta à une fin de non-recevoir. Du moins obtint-il du soubachi l’autorisation de faire dresser cette pierre dans la muraille, pour éviter qu’elle ne soit foulée aux pieds et piétinée par ces maudits chiens exclus de la communauté chrétienne[209]. Cette autorisation lui coûta cinquante ducats qu’il régla audit soubachi.
Tout au bout de la rue, on nous montra l’endroit précis où Notre-Seigneur s’affaissa et tomba sous le poids de Sa grosse Croix. Voyant les femmes de Jérusalem pleurer, il leur dit : « Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi, mais pleurez bien plutôt sur vous-mêmes, etc. » Un peu plus loin, au carrefour où aboutit le chemin, est situé l’endroit où les Juifs invitèrent Simon le Cyrénéen à aider Jésus à porter Sa Croix. Un peu plus loin, on trouve l’emplacement où Notre-Seigneur pardonna ses péchés à Marie-Madeleine. À un coin de la rue, vers l’est, à main gauche, on voit encore, bien apparente, la maison du mauvais riche[210] qui refusa de faire l’aumône au pauvre lépreux dont le corps était couvert de pustules, de plaies et d’ulcères. Tout laisse croire que c’est à l’intérieur un superbe et merveilleux bâtiment.
À quelque distance, sur cette route, à main droite, vous trouvez l’escalier de quatorze ou quinze marches, qui conduit à la maison de la sainte femme Véronique, qu’elle descendit pour se trouver sur le chemin de Notre-Seigneur. C’est là qu’elle essuya sa précieuse face d’un linge blanc, sur lequel s’imprimèrent miraculeusement les traits et la propre image de Jésus-Christ, comme cela peut encore être vu de tous à l’intérieur de Saint-Pierre de Rome, et qui constitue une relique et un joyau de fort grand prix[211].
De là, nous passâmes dans une rue recouverte de magnifiques voussures, à la mode antique du tout-Jérusalem, destinées à [46] préserver de la forte chaleur ; elles sont uniquement percées d’ouvertures carrées de quatre pieds de côté, par où filtre le jour. Ladite rue est à main gauche, quand on prend la direction du Midi. C’est de là que nous fut montré le puissant, merveilleux, glorieux, magnificentissime, riche et somptueux temple de Salomon. L’entendement d’un grand savant serait rapidement mis dans l’incapacité d’entreprendre la description de la magnificence du bâtiment. Nous restâmes là un long moment, sans pouvoir le quitter du regard, tellement il était beau. Nous pouvions facilement le voir du dehors, car, d’une pierre, me semblait-il, que j’aurais jetée, j’aurais pu l’atteindre dans sa partie intérieure, là où il y a tant de lampes allumées, jour et nuit, que l’éclat de leur rayonnement est une pure merveille. Il y a là (selon les propos de notre interprète maure) plus de cinquante hommes, chaque jour, dont la seule occupation consiste à alimenter les lampes en huile, et à veiller à ce qu’elles restent allumées, en les maintenant en bon état de fonctionnement et en les entretenant comme et quand elles le requièrent. Pour ce travail, ils perçoivent un bon salaire. Quand ce sera le temps et le moment, avant de quitter Jérusalem, je vous en ferai une approche de description, au plus près possible de la vérité que j’aurai pu en apprendre et découvrir, à la fois à partir de mes propres notations visuelles et des sources écrites que j’aurai pu consulter[212].
En nous retournant, nous nous trouvâmes devant la porte de la prison dans laquelle saint Pierre avait été incarcéré ; sur l’huisserie, en pierre de taille, tout autour, sont visibles d’anciens rinceaux de feuillages entrelacés. Un peu au-delà, à main gauche, jouxtant une ancienne arche de portail, sous laquelle il faut passer, il y a la belle maison où naquit saint Jean l’Évangéliste. C’est là, il y a un temps, qu’étaient hébergés les pèlerins. Mais, à présent, ils le sont à l’hôpital Saint-Jacques-le-Majeur, comme cela a été précisé ci-devant. C’est là que, pour cette fois, il fallut nous rendre, tous fort fatigués de chaleur et accablés de faim et de soif. Il fallut nous y contenter de la collation qu’il plut à Notre-Seigneur de nous réserver, réfection bien légère et sans grande débauche, comme vous pouvez bien vous l’imaginer. À fin de recueillement, je me rendis, tout « seulet », dans l’église de notre lieu d’hébergement qui est merveilleusement belle, de type arménien. L’ensemble du chœur, là où se tiennent les moines pour chanter, est surmonté d’une verrière, en forme de coupole de dix pieds de diamètre, constituée d’un assemblage de verres taillés de forme cylindrique, fort habilement réalisée[213]. Contigu au chœur, à main gauche, il y a un petit autel sous lequel est situé l’emplacement même où saint Jacques le Majeur fut décapité, par ordre et décret du roi Hérode Agrippa. Cet endroit est l’objet de grande dévotion de la part des Chrétiens. Voici transcrite ici l’inscription en latin qui y figure : [46v.]
Notez bien, vous qui êtes pèlerins et vous qui adhérez à la foi au Christ, que l’église où vous êtes porte le vocable de Saint-Jacques-le-Majeur, fils de Zébédée, frère de saint Jean l’Évangéliste, et fils de Marie Mineure, sœur de Marie la mère du Christ, qui fut, sous le règne d’Abiatar, grand pontife pour cette année-là, sur ordre du roi Hérode Agrippa, décapité sous l’autel de cette petite chapelle, dont le corps fut transporté miraculeusement en Galice[214] à bord d’une embarcation sans rameur ni quelque aide que ce soit si ce n’est celle de Dieu, et après avoir été mis dans un bloc de pierre finit par se transmuer en cire liquide. Le même sort en outre fut réservé à Josias le scribe.
Le jeudi, dixième jour d’août, fête de monseigneur saint Laurent, dans un grand élan de dévotion, nous nous rendîmes tous au mont Sion, nous préparant, nous les gens d’Église, pour la plupart à célébrer la messe, dans l’attente de la bonne nouvelle qui nous serait signifiée d’entrer dans le Saint-Sépulcre. Effectivement, monseigneur le gardien de l’hôpital nous octroya l’autorisation, au nom du pouvoir de notre Saint-Père le pape, de prendre chacun un confesseur, à notre choix selon notre langue d’origine, afin d’obtenir de lui l’absolution plénière de toutes les fautes commises, quelles qu’elles aient été, pour pouvoir avec plus de joie, en toute humilité et sainteté, pénétrer dans le Saint-Sépulcre. Nous croyions que nous pourrions y entrer le soir même, mais monseigneur le soubachi, représentant à Jérusalem du Grand Turc, différa quelque peu la chose, la raison en étant que notre capitaine (plein de ruse et de subtilités comme un singe de quinze ans) ne se souciait guère de nous présenter audit monseigneur le soubachi avec toute la diligence nécessaire, et aussi que nous avions en notre compagnie un certain nombre de femmes qui n’avaient guère de quoi régler la redevance qui était demandée. C’est ainsi que lorsque tout fut terminé, oraisons, messes et prières, il nous fallut rejoindre notre lieu d’hébergement et y attendre le bon plaisir dudit soubachi.
Le lendemain vendredi, onzième jour d’août, sur le coup de six heures du matin, chacun de nous, fort dévotement, se retrouva au mont Sion. Qui le voulut célébra la messe. Alors il nous fut signifié d’avoir incontinent à nous regrouper et bien en ordre pour nous rendre en ce lieu tant désiré qu’était le Saint-Sépulcre. De fait, sans plus attendre, chacun de nous retourna dans sa chambre pour y prendre les tapis de Turquie et les petits coussins de coton que l’on nous avait distribués pour nous servir de couche et d’oreiller lorsque nous serions au Saint-Sépulcre la nuit suivante.
Tandis que nous allions traversant les rues en rang les uns derrière les autres, [47] c’était merveille d’entendre les propos et de voir les gestes fielleux de tous ces Mahométans sectateurs de la monarchie de Lucifer, qui ne poussaient toutefois pas l’audace ni la hardiesse à aller jusqu’à s’en prendre à nos personnes, parce qu’ils voyaient que nous avions pour nous guider et nous conduire leur maître et seigneur qu’accompagnaient un groupe de dignitaires et quelques autres appartenant à leur religion perverse. Parvenus devant ladite église, nous n’eûmes pas longtemps à attendre l’ouverture des portes par les responsables de l’administration de la ville. Nous y pénétrâmes alors pieusement, selon un ordre protocolaire réglé par le gardien de l’hôpital sous la conduite de qui nous étions, à savoir les religieux premièrement, deuxièmement les membres du clergé séculier, troisièmement les gens de la noblesse, les marchands et les autres, notamment les femmes, qui appartenaient à notre groupe de pèlerins, ou pour certaines d’entre elles, qui étaient de Jérusalem même.
Depuis le seuil immédiat de la porte nous nous mîmes en marche, sans exception, nu-tête, nu-pieds et à genoux jusque devant le Saint-Sépulcre construit à l’entrée du chœur de la vaste église. Parvenus là, et une fois les prières terminées, ceux qui avaient la pieuse intention de dire la messe s’y préparaient soit au Saint-Sépulcre, soit au Calvaire, soit en la chapelle Notre-Dame. Cette dernière est desservie par les religieux de rite latin dudit couvent de Sion, par roulement mensuel de quatre. Lorsqu’ils ont accompli cette rotation d’un mois complet, le gardien de l’hôpital les rappelle et il en renvoie quatre autres pour les remplacer. Durant tout le temps où ils y sont assignés, ils assurent le service divin chaque jour par la pieuse récitation des sept heures canoniales et la célébration de la messe. Ils sont fort décemment approvisionnés en produits de qualité : pain, vin, viande, etc. Ce sont eux-mêmes qui nous en ont donné confirmation.