Venise-Jaffa
(22 juin – 4 août)
Le mercredi matin, vingt et unième jour de juin, nous venions de réciter notre bréviaire, versets, antiennes et oraisons. De façon à nous faire patienter au mieux jusqu’au dîner, on nous servit à chacun un trait, autrement dit un verre, de savoureux malvoisie, accompagné d’un petit morceau de pain grillé pour nous rafraîchir l’estomac. Quand l’heure du dîner fut venue, on nous dirigea, pour le repas, vers la grande salle de la nave, longue de trente-six pieds et large de trente-deux, où les tables avaient été dressées. On nous servit un fort honnête menu : bon minestrone, pot-au-feu de bœuf, dont la préparation laissait à désirer ; il manquait de sel et il était sans grand goût ni saveur, du fromage sec, du pain blanc frais et tendre, pour la simple raison qu’il n’y avait que deux jours que nous avions quitté Venise. On nous servit deux sortes de vin. À discrétion. Mais ce bon temps-là ne nous dura pas trois ans. L’heure du souper venue, on nous proposa le même menu qu’au dîner. Le souper terminé et nos grâces récitées à Dieu, nous nous en fûmes dire un Salve regina…[99] sur la galerie supérieure de la nave, jouissant du spectacle offert par les matelots, bergamas, les « gondoliers », le maître d’équipage, le calfateur, le charpentier, les hommes chargés du service des ancres, le nocher, le pilote, le patron, tous à leur poste, experts à hisser les voiles, grosses ou petites, à bander les cordes, à détacher les ancres de la profondeur de la mer, à relever la corde d’évitage, ainsi qu’à exécuter toutes sortes d’autres opérations indispensables pour notre appareillage, autant de manœuvres qui laissaient croire que le départ se ferait cette nuit-là. [19v.] Mais le vent ne nous fut pas le moins du monde propice. Ce qui nous contraignit à passer encore une nuit sur place. Nous en fûmes profondément affectés, à l’idée que nous allions y rester un long moment.
Le lendemain matin, jeudi, vingt-deuxième jour de juin, vint tournoyer autour de notre nave une embarcation, chargée de paillardes et putains vénitiennes, emmenées là par quelques maquereaux mauvais sujets, habitués et entraînés à toutes sortes d’impudeurs et de malhonnêtetés. Elles firent deux ou trois circonvolutions autour de notre nave pour nous dire leurs bonjours et raviver leurs désirs amoureux chez ceux qui appartenaient à la même misérable et maudite corporation. Et de fait, séance tenante, cinq ou six compagnons, pèlerins, Italiens, ou d’autres parmi ceux qui étaient à bord, se firent descendre et conduire auprès d’elles. Je n’en sais pas la raison, juste, injuste…, en tout cas la façon n’était pas honnête. Toujours est-il que le soir qui suivait la chose, un frère mineur, homme de grande austérité de vie, répondant au nom de frère Mathias, qui marchait toujours nu-pieds, prononça un sermon dans lequel il blâmait publiquement, en présence de tout un auditoire fait autant de pèlerins que d’autres gens embarqués, avec force reproches et réprimandes, ces individus pleins de vices. La preuve était faite publiquement qu’il ne craignait pas d’aborder au grand jour ce délit et ce forfait, ajoutant encore au déshonneur desdits coupables. Je ne sais pas si les flèches de Cupidon les avaient frappés ou pas, Dieu seul le sait. Quand cette vive sortie eut pris fin, on nous servit le malvoisie à l’heure habituelle, et puis, au moment requis, nous dînâmes, croyant que nous allions avoir en poupe le bon vent que nous désirions après le dîner, mais les choses furent tout autres, comme cela se produit sur mer, car tel pense avoir de Robin qui a de Marion[100]. Nous venions de souper et nous étions restaurés. Un petit vent se leva, qui imprima un léger mouvement à notre nave. Alors servants, matelots et autres manœuvres se trouvèrent, en un instant, prêts et en mesure de larguer la grand-voile à l’emprise du vent de manière si soudaine que l’on aurait eu grand-peine à entendre Dieu tonner, tellement le bruit fait par eux était grand, auquel il fallait ajouter celui des invocations faites par nous, les gens d’Église, à Dieu et à sa digne, excellente et virginale mère, la Vierge Marie, jointes aux ferventes et humbles prières de tous ceux qui étaient embarqués sur la nave ; nous y étions pour l’heure encore plus de deux cents. Nous nous en remîmes à la volonté divine. Le cap fut mis droit sur la mer Adriatique, prenant nettement nos distances avec le rivage du pays de Frioul, qui produit un bon vin naturel. Ce vent-là ne nous était guère propice. Aussi, durant toute la durée de la nuit, ainsi que du lendemain qui était la vigile de saint Jean-Baptiste, notre allure ne fut pas rapide.
[20] Durant la vigile de monseigneur saint Jean-Baptiste, vingt-troisième jour de juin, de la même façon, nous eûmes une allure qui se traînait, mais pour ce qui est de moi, je fus en proie à un terrible mal de tête et d’estomac, dû au balancement de la nave, étant donné mon manque d’habitude de la mer, ce qui me fit rendre[101] (sauf votre respect) le peu de nourriture que j’avais absorbé la veille. J’avais l’absolue certitude que j’étais plus près de la mort que de la vie, n’eussent été les soins et la grande sollicitude dont je fus l’objet de la part de mes fidèles compagnons. Tandis que j’en étais là de ma souffrance, un matelot, tout à coup, fit une chute du haut de la grand-voile, qui le laissa quasiment brisé et cassé de partout, quoique, sur le coup, c’est vrai, il n’en mourut point. Mais, d’avoir vu de mes yeux cette chute, mon mal s’en trouva grandement aggravé.
Le vingt-quatrième jour de juin, fête de saint Jean-Baptiste, je commençai à récupérer un peu ; mes compagnons à leur tour furent atteints d’un léger mal de tête, ce qui ne les empêcha pas de se comporter comme de vrais hommes, en particulier le receveur de Pont-à-Mousson qui, en se dévouant humblement à notre service à la façon d’un valet, sans qu’on l’en sollicitât, était pour chacun de nous un motif de délassement. Sur le soir, notre nave se mit à s’arrêter par manque de vent, et nous restâmes là, sans bouger, tout le temps de la nuit.
Le dimanche matin, vingt-cinquième jour de juin, nous aperçûmes les monts du royaume d’Istrie, à petite distance, et nous restâmes un fort grand moment à ne pouvoir nous en rapprocher à cause du faible vent que nous avions. Ce jour-là, je commençai à aller mieux, et je m’en fus dîner avec les autres à la table du patron de la nave ; des plats qu’on y servit je ne fis pas grand ravage. Quant il fut quatre heures, voyant que nous ne pouvions pas nous rapprocher de la côte, ledit patron, tout à coup, par ruse et poussé par un calcul d’inspiration lucrative qui était de ne pas nous donner à souper, fit abattre les voiles, disant qu’il était dans l’impossibilité de nous conduire plus loin. La plus grande partie d’entre nous fut contrainte de monter dans le canot[102] pour se faire transporter et amener jusqu’à la cité et bonne ville de Rovigno[103]. Embarqués sur ce canot, nous y fûmes tellement malmenés par le tangage dû à une forte houle, qu’il n’y avait personne, qu’elle qu’ait été sa résistance et son plein de virilité, qui n’en souffrît beaucoup, moi en particulier qui ne m’étais encore pas totalement rétabli du mal qui m’avait accablé au cours des jours précédents. Toutefois, avec l’aide de Dieu, nous étions à Rovigno à neuf heures du soir, ville située à plus de huit grands milles de notre nave, soit quatre bonnes lieues de notre pays et de notre région.
[20v.] Tous les quatre, nous trouvâmes le gîte dans la maison d’un pauvre cordonnier, homme de bien à première vue, mais qui n’était pas des mieux approvisionnés en nourriture ; avec notre argent, il nous trouva pain, vin, viande, en suffisance pour assurer notre collation du soir.
Nous poursuivîmes notre halte à Rovigno le lendemain, vingt-sixième jour de juin, fête des saints Jean et Paul, et le mardi vingt-sept. Chacun des prêtres que nous étions dit sa messe ; pour moi, je dis la mienne (avec la permission du doyen de l’église collégiale) dans une petite chapelle située à l’extérieur de la grande église, dans le cimetière, dédiée à monseigneur saint Michel mon patron, duquel, ce jour-là qui était lundi, je disais les heures de mon bréviaire. Le service divin terminé, on nous fit voir le corps entier de madame sainte Euphémie, sœur germaine de monseigneur saint Tite, disciple de saint Paul, et patron de la grande église de Candie[104]. Le corps de la sainte avait été, par un miracle de Dieu, apporté et conduit depuis la Chalcédoine, suivant sa route par mer, enfermé dans un beau et somptueux cercueil, lourd tombeau de marbre d’un poids étonnant, jusqu’au pied du rocher de Rovigno. La tradition miraculeuse de la flottaison d’une pierre de marbre contrairement aux lois de la nature qui dit que « tout corps, soumis à la pesanteur, est attiré vers le bas[105] » selon Aristote, est étonnamment vulgarisée dans le pays. L’oraison que j’ai transcrite ici est gravée en caractères romains sur une face de son tombeau :
Dieu, qui as transporté intact, sur la mer, depuis la Chalcédoine jusqu’au sommet du mont Rouge, le corps de la bienheureuse Euphémie, vierge et martyre, nous te supplions par l’intercession de ses mérites et de ses prières, de nous préserver de tous les dangers par Notre-Seigneur Jésus…
Notez en outre ceci. Poursuivant votre route en mer Adriatique, vous longez les États et pays suivants : Istrie, Slavonie, Albanie, Dalmatie et ensuite la Grèce, pour finir à Constantinople. Robigno ou Rovigno, sise aux confins du royaume d’Istrie, placée sous la souveraineté de Venise, est située au sommet d’une montagnette en forme de pyramide, désignée en latin sous le nom de mont Rouge, baignée de tous côtés et entourée par la mer Adriatique. L’endroit est désertique et pauvre, couvert de rochers, de pierres, cultivé sur une superficie dont la périphérie ne fait pas plus de six milles. Pour leur approvisionnement, les habitants doivent l’importer par mer. Toutefois, il y a quelques morceaux de vignes disséminés au milieu des arbres, à la manière lombarde. Rovigno est située à dix milles au-delà de Parenzo, lieu où la nave ne fit pas escale. Mention en sera faite au retour[106]. Entre Parenzo et Rovigno, la nave passa au large d’un château-fort nommé Orsere situé à cinq milles de Parenzo, qui appartient à notre Saint-Père le pape.
[21] Sur le territoire de Rovigno, en fait d’arbres, il ne vient que des grenadiers, des câpriers, des amandiers, ainsi que des oliviers de haut vent en fort grand nombre ; y poussent aussi, dans une abondante luxuriance, des joncs utilisés pour la fabrication des clôtures des vergers. Les habitants de la cité sont gens de bien et d’honneur, plein d’une sincère et profonde dévotion religieuse, de rite latin ; ce sont de bons guerriers, à en juger par les armes qu’ils emportent journellement sur eux. Pour ce qui est du droit, ils relèvent de la juridiction de Pula[107], et ils obéissent à l’autorité du patriarche du pays. La cité a été créée et édifiée par l’empereur Justinien[108], l’auteur des Institutes. Il est une chose digne d’être retenue, qu’il faut raconter, concernant Rovigno. Presque toutes les femmes de la cité boitent et sont atteintes de claudication. Cela serait dû à une punition divine. Le motif ? Les habitant refusèrent de me le dire. Toujours est-il que, lorsqu’une femme de grande maison est sur le point de mettre son enfant au monde, elle se fait porter à l’extérieur de la ville, dans la crainte que, si c’était une fille, elle ne naquît boiteuse. Il y en avait pour affirmer que cela ne concerne qu’une seule famille, que Dieu punissait de cette façon, au point que les jeunes garçons en âge de se marier redoutent de contracter alliance avec elle, par crainte de cette malédiction. Il n’y a guère de maison qui ne possède un moulin actionné par un âne. En bordure de mer, on trouve beaucoup de pierres rouges, appelées fèves de mer. Pour les gens, leur exploitation n’est pas d’un grand rapport. Ce qui est la raison pour laquelle ils mettent tous leurs soins à rechercher une autre profession, de manière à pouvoir s’acquitter de l’impôt qu’ils ont à verser à Venise dont ils sont les sujets. La redevance est telle que les Vénitiens les détruisent jusqu’à la racine, tant est grande leur rapacité à percevoir le tribut qui leur est dû.
Ce dit jour de mardi, vingt-septième de juin, quand nous eûmes soupé, nous louâmes une petite barque pour nous ramener à notre grosse nave qui se trouvait à environ deux milles de la ville. La location nous coûta deux marcels d’argent pour nous quatre. Quand nous eûmes rejoint le bateau, nous prîmes notre repos sur nos petits matelas jusqu’au mercredi. Devant ladite ville de Rovigno, du côté de l’est, il y a une montagne située en pleine mer, où l’on trouve les plus belles carrières de pierre du monde, et l’opinion est répandue que tous les édifices de Venise sont bâtis et construits avec des pierres que l’on y extrait. À proximité, il y a une petite montagnette, où résident de misérables gens qui ne vivent que grâce aux salaires versés par les Vénitiens. La nuit, ils allument des feux pour baliser le passage des bateaux qui pourraient perdre leur chemin, en ces lieux extraordinairement redoutables à cause des bancs de roche cachés sous l’eau que l’on ne peut pas déceler sous la surface de la mer. En revenant du côté ville, on trouve à nouveau une autre petite montagne étonnamment aride, où il n’y a aucune habitation, si ce n’est un misérable couvent de frères mineurs dédié à saint André. Selon moi, il me semble bien qu’ils ont beaucoup de mal à subsister. Que Dieu veuille bien venir en aide aux pauvres qui manquent de tout.
[21v.] Mercredi matin, vingt-huitième jour de juin, qui était vigile de la fête de monseigneur saint Pierre apôtre, on leva les ancres et les voiles furent hissées et livrées aux vents. Nous quittâmes les rives de l’Istrie, mettant le cap sur la pleine mer Adriatique, et toujours à bien petit train. C’est à ce moment-là que nous quitta notre patron, monseigneur Jean Dauphin le magnifique, homme de bien et d’honneur, pour rentrer à Venise. Il prit aimablement congé de nous, nous priant tous de veiller à garder paix et bonne entente les uns avec les autres, et cela d’autant plus que nous étions gens originaires de plusieurs pays différents les uns des autres. Nous lui en fîmes tous la promesse, lui certifiant que nous obéirions à son lieutenant et commis jusqu’au moment où nous aurions pris à bord son fils Jéromine Dauphin, jeune gentilhomme, son bâtard, qui avait son domicile en la cité d’Otrante[109], sur le territoire de la Pouille, et qui était la ville située aux confins du royaume de Naples. C’est lui qui devait nous conduire jusqu’à Jérusalem, et nous en ramener, avec la permission de Dieu. Nous en fîmes la promesse audit seigneur Dauphin. Sur ce, il nous quitta, nous manifestant une joie débordante, et nous faisant le baiser à l’un après l’autre. Il nous donna à plusieurs reprises sa bénédiction selon l’habitude des anciens pères de famille. Alors, il embarqua à bord d’une petite caraque, et notre nave salua son départ de cinq ou six coups de canons tonnant à merveille.
Monseigneur le baron Claude d’Haussonville, homme de grande vaillance, qui ne répugnait pas à la distraction, avait, l’accompagnant, un serviteur appelé Nicolas Blommaque, qui jouait du fifre de façon si mélodieuse au moment du départ dudit seigneur Jean Dauphin que beaucoup prenaient un réel plaisir à l’écouter. C’est de cette façon que nous nous quittâmes, lui et nous, et notre navigation reprit en pleine mer, espérant avoir un vent favorable quand cela agréerait à la volonté divine. À partir de là, interdiction fut faite, sur l’ensemble de la nave, à qui que ce fût, quand bien même il aurait été un grand seigneur, de jouer aux cartes ou aux dés, de peur d’encourir l’ire de Dieu et la malveillance de notre patron. Il ne s’écoula que peu de temps avant que nous n’apercevions Pula dont nous avons déjà cité le nom[110]. Les presque trois-quarts de son emprise sont entourés par la mer, le reste est attaché à la terre ferme comme l’indique le croquis qui suit[111]. Selon l’opinion des « maîtres mariniers », Pula est distante de Parenzo de vingt milles. C’était jadis une noble cité, royale et impériale, fondée par l’empereur Justinien, l’auteur des Institutes. Il fit construire là un château-fort de marbre, mais actuellement ce n’est plus que ruines, même si quelques traces en subsistent. La poussée du vent n’était pas assez forte pour ne pas me laisser assez de temps pour pouvoir exécuter au plus près de la réalité un petit croquis de Pula, comme vous le voyez ci-dessus. Tout près, sur le rivage, on trouve une autre petite cité appelée Stridonia[112] ou de son ancien nom Trief, où naquit monseigneur saint Jérôme, docteur de l’Église.
[22] Le jeudi, vingt-neuvième jour de juin, fête de monseigneur saint Pierre, nous eûmes un bon vent, tel que nous pouvions le souhaiter, mais il ne nous servait guère, étant donné qu’il nous poussait en direction du sud ; il dura ainsi jusqu’au soir. Notre patron nous informa, à ce moment-là, que nous venions d’entrer dans le golfe de Quarnero[113], qui commence aux confins du royaume d’Istrie et au début de la Hongrie, dont les côtes montent droit vers le nord.
Ce golfe en longueur mesure bien, à la fois en largeur d’est en ouest et du sud au nord, quarante milles, et c’est l’un des plus dangereux couloirs de circulation qui soit dans la mer Adriatique, à l’origine des plus belles peurs à affronter en cas de tempête. Mais, grâce à Dieu, la mer était fort tranquille et paisible ; mais ce beau calme tranquille, nous le payâmes si cher lors du retour, comme vous l’apprendrez ci-dessous, que même un fils n’aurait pas voulu risquer sa vie pour y aller sauver son père. Parce qu’il faisait doux et beau, et aussi pour célébrer la fête de saint Pierre qui est le chef de l’Église triomphante, nous, les gens d’Église, ainsi que d’autres qui ne l’étaient pas, nous chantâmes vêpres et complies à haute voix et un Salve regina. Ces prières terminées, un prêche, de fort bonne tenue, fut fait par un moine[114] de l’ordre de saint François, déjà mentionné ci-dessus, qui menait une vie qui laissait penser qu’elle était plus divine qu’humaine. À la minuit qui suivit, nous sortîmes dudit golfe sans avoir encouru ni danger ni tempête. Dieu en soit remercié et loué.
Le lendemain vendredi matin, trentième et dernier jour de juin, le temps était beau et clair, le soleil fort ardent, mais autant dire que nous n’avancions pas, tellement les vents étaient inexistants. Nous mîmes plus de douze heures à faire environ une lieue. Mais au beau milieu de la nuit, une extraordinaire tempête s’éleva, coups de claquements de tonnerre, éclairs de feu fondant du ciel, pluie, trombes de grêle, qui faisait chanceler notre nave à ce point, tellement était grande la furie des eaux, que patron, pilote et marins redoutaient fort que pareil ouragan ne nous fît reculer et ne nous rejetât dans ledit golfe de Quarnero (où notre perte à tous eût été garantie). Ordre immédiat fut donné d’amener toutes les voiles de la nave jusqu’au bas du mât, sans attendre davantage pour ancrer le bateau, ce qui est autant dire la solution de désespoir, le seul recours, dans un tel moment, n’étant plus qu’à s’en remettre à la grâce, à la protection et à la miséricorde de Dieu.
Pareille crainte plongeait les pauvres pèlerins dans des abîmes d’étonnement, d’autant plus qu’ils n’avaient pas la moindre connaissance de ce type de risques et de semblables dangers encourus. Mais il ne s’était pas écoulé deux heures à partir de cette situation pleine de périls et de dangers que le bon Jésus (dont la nature est d’être miséricordieux) [22v.] nous avait envoyé un bon vent qui nous était favorable ; lequel aidant, les voiles furent hissées et livrées à la grande puissance du vent ; trois grandes heures durant, nous l’eûmes en poupe, ce qui nous mit définitivement à l’abri des grands dangers encourus et des passes marines pleines de périls.
Le samedi matin, jour de fête de saint Thiébaut, et premier de juillet, le vent nous fit tellement défaut que notre nave ne donnait même pas le plus petit signe de mouvement ni le moindre frémissement. Nous n’avions alors pas d’autre passe-temps que de regarder les dauphins qui en grand nombre bondissaient hors de l’eau à plus de dix pieds de hauteur pour venir y respirer. Ils s’approchaient si près de notre nave que nous les aurions facilement atteints d’une pierre, si leur rapidité et leur souplesse nous en avaient laissé la possibilité.
Nous restâmes en cette situation jusqu’au lendemain après le dîner, qui était le dimanche, second jour de juillet et fête de la Visitation de la Sainte Vierge et immaculée Marie mère de Dieu. Nous l’avions tous ensemble implorée et appelée à notre secours, durant la lecture de l’office du jour de la messe : en trois jours nous n’avions pas parcouru quinze lieues. Après le dîner, à l’heure environ de midi, se leva un vent du nord qui nous poussait droit en direction du sud, relativement rapide ; cela durant l’espace de quatre heures. Quand arriva le soir, nous pouvions facilement apercevoir les hautes montagnes d’Ancône, ce qui fut pour nous tous cause de grand étonnement, à l’idée que nous avions parcouru si peu de distance durant tant de temps. Le soir, une discussion tournant en altercation s’éleva entre les Flamands (qui étaient ivres) et l’interprète de notre nave qui était de même nationalité, mais qui résidait à Venise. C’était un homme fort honorable de sa personne. Le différend dégénéra au point que certains d’entre eux voulaient le tuer, la raison étant qu’il avait voulu leur faire éteindre les lumières de leurs chandelles qui leur permettaient de jouer aux dés, par crainte et danger du feu. La querelle finit par s’apaiser le lendemain lundi matin, troisième jour de juillet, grâce à la médiation du lieutenant du patron, nommé Francisque Bon, un gentilhomme. Il faisait partie de la seigneurie de Venise, et c’était un homme honorable et une personne de grande érudition. Pour apaiser l’affaire qui était cause de litige, il leur donna, à boire ensemble, une fiasque de savoureux et liquoreux malvoisie. Ils promirent soumission et obéissance, au même titre que les autres qui étaient de nationalités différentes. Il n’y avait personne, parmi nous, qui ne fût fort marri, autant à cause de cette discussion et querelle que par suite du manque de vent qui était cause que nous perdions notre temps.
[23] Cedit jour, troisième de juillet, à environ trois heures de l’après-midi, un vent se leva, si violent et si puissant qu’il fallut sans attendre abattre la grande poutre dite traversaine qui supporte la grand-voile, par crainte de voir notre nave chavirer. Le grain était tel qu’il n’y avait personne, si formé qu’il fût au métier de marin, qui ne se sentît en danger. C’était surtout notre cas, à nous autres pèlerins ; nous étions tous remplis de frayeur, et la plus grande partie d’entre nous malades et atteints. Pour ce qui est de moi, je ne fus pas le dernier à en avoir ma part, car je fus dans l’impossibilité de souper et le lendemain de dîner, tellement mon mal de tête me faisait souffrir. Cette tempête dura jusqu’au lendemain mardi 4 juillet.
Le vent nous était toujours propice et de la plus grande utilité, mais il soufflait avec trop de violence, source pour nous de malaises et de violents maux de tête. Sur le coup de dix heures, ce jour-là, nous longeâmes le royaume de Dalmatie, et trouvâmes deux îles du royaume de Slavonie. L’une s’appelait Saint-Avère, où il n’y avait comme habitation qu’un seul ermitage, l’autre Lissa, avec trois bourgades, toutes les trois du royaume de Slavonie, et sous la domination de Venise. C’était l’heure de vêpres, approximativement, quand nous passâmes au large d’un rocher nommé Péragouse[115], qui est l’un des endroits les plus dangereux de l’Adriatique ; mais nous étions tellement poussés par la violence du vent marin qu’en peu de temps nous aperçûmes les monts d’Apulie. Toujours est-il que nous vîmes au loin la belle, grande et haute montagne de Gargano[116], où se trouve l’endroit même où saint Michel apparut lorsque le taureau fut atteint de la flèche tirée par son maître qui était à sa recherche. Cedit endroit situé en haut du mont se dit en italien L’Angelico. Plus bas, au pied de la montagne, est la bonne ville munie de belles tours et à l’abri d’imposantes murailles, appelée Manfredonia[117], anciennement Sisponte. La dite montagne de Gargano s’étend bien sur environ vingt lieues. Lucain en parle dans son quatrième livre : « Garganus d’Apulie finit dans les ondes adriatiques ».
Le mercredi, cinquième jour de juillet, il était environ trois heures de l’après-midi lorsque, sans crier gare, deux vents vinrent frapper en sens contraire les voiles de notre nave avec une telle violence que nous croyions que c’en était fait de nous tous. Et nos maîtres mariniers étaient unanimement étonnés et impuissants, ignorants qu’ils étaient de l’origine de cette venue si soudaine d’un tel phénomène, en l’absence d’orage ou de tonnerre. Si les [23v.] matelots n’avaient pas mis toute leur diligence à abattre les voiles, selon notre patron, il n’y avait plus de remède (hormis la miséricorde de Dieu) au chavirement de la nave de l’un ou de l’autre côté. Mais ce mouvement tempétueux (Dieu soit loué) ne dura pas une demi-heure, ce qui n’était pas attendu, et qui fut pour nous un grand soulagement.
Un certain nombre de gens de notre nave allaient disant avoir vu et trouvé ce matin-là sur le château avant de notre nave deux coquins italiens en train de se livrer à la sodomie et aux pratiques en cours à Gomorrhe[118]. Cette affaire méprisable, monstrueuse et détestable, n’avait été ni communiquée ni portée à la connaissance générale, par crainte de la grande colère qu’auraient manifestée les pèlerins, car ils n’auraient jamais ni toléré ni admis une conduite, pareillement inspirée de Satan, et qui les aurait amenés à demander qu’on les précipitât du haut de la nave jusqu’au fond de la mer, que le patron ait donné son accord ou non. Ledit seigneur patron, en guise de réponse, dit aux auteurs de cette accusation, que dès l’instant où il accosterait, il congédierait ces garçons avec engagement de ne jamais les reprendre. Cette promesse les apaisa et les calma. Après cela nous eûmes un vent relativement fort qui nous imprimait une bonne allure, et cela jusqu’au point du jour du lendemain, jeudi matin 6 juillet. À ce moment-là, un vent se leva à nouveau, soudain et violent, puissant et extraordinaire, accompagné d’éclairs et de tonnerre, au point que chacun se recommandait à Dieu, avec toute la dévotion dont il était capable. Je vous certifie, et je vous l’assure, vous auriez pu trouver en notre compagnie bon nombre de gens qui se seraient reconnus bons chrétiens pour peu que cette situation ait duré quelque temps. (Dieu veuille qu’ils le soient.)
En pareil moment, nous ne pouvions être comparés qu’à des vers prisonniers des pattes des poules. Mais (loué soit Dieu), aussi subitement que la tempête était survenue, aussi soudainement cessa-t-elle ; grâce à la volonté divine, elle lâcha prise, et nous allâmes, progressant dans notre navigation, pour nous trouver à quatre milles des monts de la Pouille. Messieurs les lecteurs devront prendre patience, je les prie de m’en excuser, si je ne fais pas ici mention des royaumes de Slavonie, de Dalmatie et d’Albanie, ainsi que des villes portuaires situées et établies sur les côtes de ces pays, telles Zara, Raguse, Corfou[119] et Modon, la raison en étant que nous étions contraints, bien malgré chacun des pèlerins, de gagner Otrante, afin d’y prendre à notre bord le fils bâtard de notre patron monseigneur Jean Dauphin, qui devait assurer le commandement de notre nave et nous conduire, ce qui nous obligea à un détour de plus de deux cents milles (mais la force l’emporte sur le droit), loin des lieux ci-dessus cités. S’il plaît à mon Rédempteur de m’accorder la grâce de revenir, j’en ferai un récit si détaillé que je donnerai à beaucoup le courage et la volonté d’entreprendre le voyage qui les y conduirait.
[24] Le vendredi au soir, septième jour de juillet, nous vînmes placer et immobiliser notre nave si près des murailles et de la côte d’Otrante qu’un bon bras aurait pu facilement lancer une pierre sur le rivage, ce qui nous mit en très grand danger de faire chavirer notre nave, ou du moins de la briser en cent morceaux, pour la raison qu’il ne manquait pas six pieds pour que la nave vînt s’échouer sur les rochers du fond de l’eau. La faute de ce danger couru incombait au penèse de la nave, c’est-à-dire celui qui a la responsabilité de la manœuvre des ancres, et qui doit les jeter à l’instant et à l’heure adéquats. Il s’amusait à regarder la ville et les brandons que l’on était en train d’y allumer. Mais grâce à Dieu et à Notre-Dame de Lorette[120], à laquelle chacun, dévotement, se confia, nous sortîmes de cette périlleuse passe. Notre patron fit attacher et bander une grosse corde à une autre nave qui était à l’ancre au dit port pour dégager la nôtre de la côte et des rochers, et lui donner davantage d’aisance en la tirant en eau plus profonde.
Le lendemain matin, samedi, huitième jour de juillet, le second de notre patron, de son nom monseigneur Francisque Bon, nous quitta ; il demanda une barque pour se faire conduire à Otrante, afin de solliciter son congé et l’autorisation de partir auprès du gouverneur et du capitaine, représentant du haut, puissant et invincible prince l’empereur Charles régnant, cinquième du nom, fils de Philippe de Castille[121], et aussi pour lui demander des vivres et solliciter de sa part pour les pèlerins la permission de débarquer. Il obtint gain de cause sur tous les points de sa demande. Immédiatement, et sans attendre davantage, il nous fit quérir avec de petites barges fort périlleuses quant à leur stabilité sur l’eau, à un moment où le vent était fort violent. Mais Dieu nous fit la grâce de parvenir à ladite cité, qui est étonnamment fortifiée, quasiment imprenable, à cause de sa situation, comme vous pouvez le constater en regardant le croquis qui suit[122]. Une des parties de la ville repose sur les gros rochers de la mer, l’autre est constituée par de puissants remparts et des fossés à fond de cuve[123], ce qui lui confère une puissance défensive inestimable. La cité est le siège d’un archevêché, et l’église cathédrale est dédiée à l’Annonciade. Pour l’heure, l’archevêque se nomme Jean Capuacous. L’église a été totalement détruite par les Turcs ; en particulier les voussures sont percées et les pavements brisés, qui étaient de magnifiques mosaïques à motifs de toutes sortes d’animaux, constituées par des assemblages au mastic de menus carreaux de marbre multicolore, aussi somptueuses, peut-être même davantage, que ce que l’on trouve à Saint-Marc de Venise. [24v.] Située à droite de cette église, il y a une chapelle, dans sa presque totalité richement décorée à l’or fin. C’est là que sont conservés les ossements, auxquels adhèrent encore quelques morceaux de chair, des glorieux martyrs chrétiens inhumainement soumis à une mort cruelle par les Turcs et les Infidèles. La châsse où sont conservés ces ossements est surmontée d’une couronne d’or fin de plus de dix pieds de long. Dans la chapelle on trouve de beaux panneaux où est écrit le texte suivant[124] :
Une immense flotte turque se présente pour faire le siège de la place fortifiée, l’année du Seigneur mil quatre cent quatre-vingt, le vendredi, vingt-huitième jour de juillet, à l’aube blanchissante. Les citoyens, alors que la fortune du combat venait de changer, continuent à offrir une farouche résistance, livrant combat pour la défense de la religion chrétienne et l’étendard royal. Après quinze jours et autant de nuits, l’ennemi s’empara de la ville, massacrant les habitants dans leur presque totalité. Leurs ossements ont été rassemblés ici, et le peuple d’Hydronte[125] fit ériger cette châsse, aidé par la générosité du roi.
Une fois la ville prise, le duc de Calabre, fils du roi Alphonse[126], se présenta pour la reprendre à la tête d’une armée de terre conjuguée avec ses forces navales. Il brilla d’une belle gloire au cours de cette campagne. Il lui arriva plus d’une fois d’affronter en combat singulier l’ennemi au pied des murailles, et ne quitta pas le combat avant la reddition spontanée de l’ennemi terrorisé et réduit à une situation désespérée, l’année du Seigneur mil quatre cent quatre-vingt-un, le onzième jour du mois de septembre.
Les maisons de la cité sont toutes distantes l’une de l’autre, ce qui ne manque pas de surprendre ; elles sont munies de créneaux et de meurtrières dans leur partie supérieure, à la manière des châteaux-forts. L’intérieur n’est pas trop bien relevé ni mis en valeur, leurs occupants n’étant pas excessivement curieux de posséder des salles et des pièces d’apparat revêtues de riches garnitures, selon la mode française.
Les silos à grains où ils entreposent leur blé (dont ils sont relativement bien pourvus) se trouvent au milieu des rues devant leurs maisons ; ce sont de grandes fosses creusées dans le sol, taillées de fort belle façon, aussi lisses que du marbre, recouvertes ensuite de grosses et larges dalles de pierre sur lesquelles et tout autour est étendue de la terre, ce qui fait que le blé peut s’y conserver dix-huit ou vingt ans, sans macule ni perte aucune de qualité. Il y a encore bien d’autres choses, en cette cité, qui mériteraient d’être notées par écrit, mais je renonce à ce projet, pour la raison que je redoute de fâcher et d’ennuyer les lecteurs. Le soir venu, chacun s’efforça de trouver qui une barque, qui une gondolette pour se faire reconduire à la nave ; l’obligation nous en avait été signifiée, parce que, à minuit passé, on devait hisser les voiles et quitter les lieux. Cette grande hâte qui nous animait fut à l’origine d’un énorme danger qu’encoururent quelques-uns de nos compagnons. En effet une brèche [25] s’étant produite dans la coque de l’une de ces berguettes, il fallut, sans perdre de temps, la colmater, ce que l’on fit en y mettant un manteau de fine toile noire bordée de velours, qui était la propriété d’un gentilhomme de Paris, docteur en l’un et l’autre droit[127]. Et si une autre barque ne s’était pas portée au secours de ses occupants, c’en était fait d’eux. Mais le manteau, oublié au fond de la berguette qui regagna Otrante, fut emmené par ces gens sans loi, ces pervers et vauriens de barqueroliers. Une fois que ces messieurs les pèlerins eurent tous regagné la nave, se présenta à nous, pour prendre le commandement de la nave, monseigneur Jéromine Dauphin, que nous avions pris à notre bord à Otrante, comme cela a été dit, fils bâtard de monseigneur Jean Dauphin, un homme d’importance de Venise. L’essentiel de ses propos fut de nous rassurer avec une grande bonté, et de nous promettre qu’il nous traiterait aussi bien, voire mieux que ce à quoi s’était engagé son seigneur de père. Nous en fûmes joyeux et tout ragaillardis (bien que, par la suite, la vérité des faits ait été à l’opposé des promesses).
Il avait fait un énorme marché à Otrante, durant le temps où il attendait notre retour : pain, vin, eau douce, viande de bœuf, mouton, citrons, melons, oranges, laitue, pois, fèves, lentilles, huile, fromage et autres produits nécessaires à tout intendant. Il n’y a pas lieu de s’étonner de cette grande quantité de provisions ainsi faite car, chaque jour, tant en frais de gages et de salaires du personnel qu’en dépense pour nous et pour ces gens, il lui fallait bien vingt ducats d’or, ce qui, calculé sur un long temps représenterait une somme extraordinaire. Sur le soir, monseigneur le capitaine d’Otrante, accompagné des plus importants officiers de la cité, vint nous donner le « bon soir » et dire adieu à notre capitaine monseigneur Jéromine ; il amenait avec lui dans sa suite deux valets, tout nus dans l’eau, et qui nageaient en toute liberté comme bon leur semblait, mais toutefois en calquant leur allure sur celle de la barque qui avançait de toute la vitesse de ses rames. Ils firent deux ou trois passages autour de notre nave, et quand ils eurent pris le rafraîchissement qui leur fut offert, ils prirent le chemin du retour, accompagnant leur capitaine. Au moment où il nous quittait, il fut salué tout soudainement de deux gros coups de bombarde et de quatre de canon. Quel plaisir eût été le vôtre de voir surgir ces deux folâtres et audacieux gaillards par-dessus les ondes marines, puis monter, puis descendre au gré des vagues, avec autant de souplesse et d’aisance que s’ils avaient marché sur la terre ferme. Aussi dit-on que, de naissance, le propre de ces gens-là est de savoir nager parfaitement et en toute sécurité. Quand nous aperçûmes qu’eux et leurs maîtres étaient rentrés dans la cité, à grand renfort de bruits et de soubresauts, [25v.] les ancres furent levées et les voiles offertes au vent et à la grâce de Dieu. Nous quittions alors la mer Adriatique, laissant derrière nous le pays et la province hydrontine et napolitaine pour mettre le cap droit sur la haute mer Méditerranée, en direction de Zante[128]. Et notre train fut si bon que nous nous rapprochâmes des hauts, grands et prodigieux monts de la Chimère[129], situés en Albanie, où vivent toutes sortes de rassemblements de gens, qui n’ont jamais été ni vaincus ni conquis par les Turcs ou par les Vénitiens, étant donné la dangerosité des courants marins qui bordent les côtes de ce pays, et aussi parce qu’ils se dissimulent dans des cavernes qui leur servent de demeure et de lieu de vie. Ils se disent chrétiens (mais Dieu seul sait quels Chrétiens ils sont). Ils ont la réputation d’être les plus fourbes et les plus rusés au monde pour ce qui est de l’art de pratiquer le négoce, ce qui est la raison pour laquelle personne ne veut faire de commerce avec eux. On prétend que les monts de la Chimère crachent la nuit des flammes et du feu, comme l’Etna en Sicile, et souvent les poètes les prennent pour un monstre marin et lui donnent ce nom-là. Ovide, en son neuvième livre des Métamorphoses[130], dit :
[…] les hauteurs où habitait la Chimère, le monstre qui lançait des flammes par le milieu de son corps et qui avait la poitrine et la tête d’une lionne et la queue d’un serpent.
Le dimanche, neuvième jour de juillet, il se faisait une chaleur dont on ne pouvait se faire une idée, et la distance parcourue ne fut pas bien grande, environ vingt milles, aux dires de l’équipage, étant donné le calme plat et la bonace sans le moindre souffle de la mer. C’est de cette façon voulue par Dieu que s’écoula cette journée.
Lundi, dixième jour dudit juillet, le temps ne changea point. Toutefois nous avancions un tant soit peu, et quand ce fut environ l’heure de midi, nous aperçûmes les hautes montagnes situées aux confins de la Grèce. Tout le pays-là est actuellement aux mains du Turc régnant nommé Solimanousultan Solimagnent[131]. Du haut de ces montagnes, les voiles de notre nave pouvaient très facilement être repérées. Aussi notre patron ordonna-t-il à quatre matelots de monter au haut de la hune ou gaba du grand mât, pour y faire bon guet et regarder si l’on n’apercevait pas des navires ou des galères turques et mauritaniennes, afin de nous mettre en état de bonne défense, au cas où nous serions attaqués.
Le mardi, onzième jour de juillet, et fête de la Translation de saint Benoît, nous eûmes un fort vent, mais il nous était très contraire ; et il nous malmena tellement, à cause de la forte houle qu’il suscita, que la plus grande partie d’entre nous en fut fort incommodée. Cette tourmente dura tout le jour et toute la nuit suivants, au point que nous reculâmes sur une distance de plus de trente milles. Cela nous causa un grand dommage, parce qu’il nous condamnait une fois de plus à perdre notre temps inutilement. Mais il fallait prendre la chose avec patience, puisque tel était le bon plaisir de Notre-Seigneur Jésus.
[26] Le mercredi, douzième jour de juillet, vers midi, nous fûmes servis par un vent si bon et si propice, qui soufflait en poupe, qu’il aurait été quasiment impossible d’en souhaiter un meilleur. Ce qui fit qu’il nous fallut peu de temps pour nous rapprocher de la belle et grande île de Sfalonie, ou « barbarement » Céphalonie[132], qui est une île très fertile et riche tant en céréales qu’en vin. Elle appartient aux Vénitiens, et elle leur est d’autant plus soumise qu’elle est proche des Turcs. Située en mer Ionienne, elle tire son nom de Cephalus, compagnon d’Amphitryon. Son périmètre est de cent cinquante milles, et elle est distante de l’île de Zante de trente milles. Il n’existe sur son sol qu’une seule ville close de murailles et étonnamment fortifiée, qui porte le nom de l’île : Céphalonie, mais elle possède soixante-quatre villages grands producteurs de fruits, à cause de la grande chaleur de la région. Le bon vent, identique à celui que nous avions ci-avant, dura et nous accompagna jusqu’au moment où il se mit à souffler dans un sens totalement contraire à notre marche, qui nous contraignait à reprendre la direction de notre point de départ. Notre patron se résigna à subir pour un peu de temps ce vent-là, mais tout soudainement, grâce à son habileté et à son sens de la manœuvre, il fit virer de bord la grand-voile, nous remettant ainsi sur notre première route.
Le lendemain, jour de la fête de sainte Marguerite, treizième de juillet, nous accostâmes au port de ladite île de Zante. Tous les pèlerins descendirent à terre ; et pour chacun d’entre nous c’était à qui trouverait le plus rapidement refuge au fin fond des tavernes. Nous trouvâmes là plusieurs sortes de fruits qui nous étaient inconnus, et qui étaient d’un goût merveilleusement savoureux, mais la prudence, par crainte du flux diarrhéique, recommande de les consommer avec modération.
Nous restâmes à Zante toute la journée jusqu’au soir, où il nous fallut sonner la retraite. Nous fûmes visiter plusieurs églises, toutes de rite grec, ainsi que le puissant château qui surplombe la ville. Dans l’île, il n’y a qu’une seule cité, et elle n’est aucunement close, ni entourée de murailles munies de portes, pour la raison qu’elle est située sur le rivage ; pour sa défense, sur la hauteur, surplombant la ville, il y a un château aux puissantes fortifications d’une étendue égale à celle de la cité ; il est en train de dangereusement menacer ruines. L’île a cinquante milles de long et trente de large[133]. Sur la partie située sur la côte, il n’existe pas d’endroit fort fructifère, mais sur la partie située au-delà du château il y a des terres labourables et des villages à souhait, où l’on pratique la culture de toutes sortes de fruits. On y trouve en abondance du raisin de muscat, et qui est bon à manger.
L’île appartient aux Vénitiens, mais le Turc depuis dix ans y prélève un impôt de mille ducats par an ; et, selon ce qui nous fut dit, peu de temps se passera avant qu’il soit aboli et supprimé. Les maisons sont fort basses et fissurées, car il s’y produit souvent des tremblements de terre qui sont à l’origine de l’effondrement de bon nombre d’édifices. Les habitants nous racontaient que, deux jours avant notre venue, il y avait eu des secousses tellement fortes que plus de quatre-vingts maisons en avaient été toutes crevassées [26v.] et détruites, comme on nous le faisait voir, autant les églises que les habitations privées. C’est la raison pour laquelle les habitants de l’île ne construisent pas de maisons de plus d’un étage de haut ; c’est pour cela qu’ils leur donnent un fort empattement fait d’énormes pierres. Ils sont tous grecs, et ce sont des gens qui sont volontiers belliqueux. C’est un pays étonnamment chaud ; il n’y a guère d’eau douce, et il faut l’acheter quand on veut en boire. Vous en aurez une mesure pour un bagatin[134]. En cette cité, le hasard mit sur notre chemin un seigneur, capitaine d’une troupe albanaise, du nom de monseigneur Acthéon[135], qui était un homme de bien. Il s’adressa à monseigneur le baron d’Haussonville et à mes compagnons dans un français parfait, et il se mit à leur faire le récit et la relation complète de la journée au cours de laquelle les Luthériens avaient été anéantis auprès de Saverne, parlant de cela comme saint Jean le faisait de l’Apocalypse, et à la façon de celui qui avait eu à commander une troupe de gens d’armes albanais durant ce combat. Et effectivement, ils se reconnurent réciproquement, si bien qu’il fit tendre une grand-voile de bateau en travers de la rue, de façon à nous ménager de l’ombre en-dessous. C’est là qu’il nous fit servir du bon vin et qu’il nous traita somptueusement, la raison en étant que c’était le jour où l’on célébrait les noces de sa fille. Et là, de citer par leurs noms les princes de Lorraine aussi bien que moi qui les fréquente journellement. Il nous raconta que, dix jours seulement auparavant, six bateaux turcs avaient pris d’assaut une nave vénitienne amarrée dans le port de Zante, à petite distance de là où nous étions. Les assaillants avaient tué le patron du bateau ainsi que plusieurs membres de l’équipage, même s’ils avaient été énergiquement refoulés, mis en fuite et pourchassés par les gens de Zante qui s’étaient portés au secours des Vénitiens. La nave était encore là, ainsi que la cargaison qu’elle emportait, dans l’attente de la venue des héritiers des Vénitiens, qui en étaient propriétaires, pour la ramener. Pour en savoir davantage, sachez que cette île est située dans la mer Ionienne. Virgile, au livre 3 de l’Énéide[136], dit :
Voici qu’au milieu des flots apparaît Zante couverte de forêt, puis Dulichium, puis Same et Néritos dont les rochers en rendent l’accès difficile. Nous évitons les écueils d’Ithaque, patrie de Laërte…
Le jour prenait fin. Une soirée fraîche, belle et claire s’en était venue. Chacun se fit un devoir de se retirer de bonne heure dans la nave ; et quand la pleine nuit fut là, et que nous avions déjà dormi deux heures, les ancres furent remontées du fond de la mer, les voiles hissées et offertes au vent qui nous était favorable à souhait. Si bien que très vite nous perdîmes de vue l’île de Zante.
Le lendemain matin, qui était vendredi quatorzième jour de juillet, à environ dix heures, nous vîmes, se rapprochant à main droite, une belle, jolie et fertile île nommée Strophade[137], à trente milles de Zante ; sa circonférence, approximativement, ne fait que quatre milles. L’île, d’une fertilité inégalée, n’a, en fait d’habitation, qu’un monastère de religieux de l’ordre de Saint-Basile, dédié à Notre-Dame, de rite et de langue [27] grecs, et la communauté compte toujours, autant que possible, cinquante moines. L’endroit est à ce point fortifié, qu’on dit que ce monastère est inexpugnable ; les seigneurs du voisinage donnent leur parole que jamais jusqu’alors le Turc n’a pu s’en emparer, vu la résistance de ces moines. Ladite île et le pays appartiennent à ces religieux en toute propriété, sans de leur part reconnaissance ni aveu à quiconque, parce que les Vénitiens les ont rendus quittes de toutes obligations pour la grande et fervente piété qui est la leur, mais aussi pour le zèle et le courage qu’ils mettent à résister aux Turcs et aux Infidèles.
Le samedi, quinzième jour de juillet, nous avions le vent en poupe, et relativement favorable ; pour ce qui est de sa force, il n’en avait guère. Toutefois, nous fîmes si bien qu’avec l’aide de Dieu nous passâmes au large de la Morée[138], dans l’une des dangereuses passes marines qui s’appelle le golfe de la Morée. Ce n’est pas un endroit totalement entouré d’eau ; il est relié à la terre ferme du royaume de Grèce. La mer entoure la Morée, à l’exception d’une petite partie dite isthme, large à peu près de quatre milles. L’endroit est étonnamment fourni en villes et en belles cités ; j’en ferai plus ample description ci-dessous, lors de notre retour. Poursuivant notre route, après avoir doublé la Morée, nous atteignîmes les parages de l’île de Cérugo, ou Cythère, alias Cythérée, qui appartient aux Vénitiens. Elle est distante de la Morée de vingt milles. C’est une île riche d’une production diverse, en particulier en cire. Ses habitants manifestent un esprit d’intelligence, d’invention et d’habileté dans toutes leurs entreprises. Ce bras de mer ouvre la route de la grande cité de Constantinople. Le poète dit que c’est dans cette île que Pâris, fils du roi Priam de Troie, vint enlever et ravir la belle Hélène, fille du roi Ménélas de Grèce.
Le dimanche, seizième jour de juillet, fut beau et lumineux ; le vent nous était relativement propice jusqu’aux environs de dix heures. Nous traversâmes en toute sécurité les îles et les rochers des Cyclades qui sont au nombre de cinquante-trois[139], le compte en est exact. C’est un passage plein de tous les dangers. Si cela avait été de nuit, nous aurions eu vraiment de quoi souffrir, et le plus assuré d’entre nous n’aurait point été fort à son aise, étant donné que la situation de ces îles disséminées en forme de cercle fait qu’il faut passer par là ou par la fenêtre. Virgile en parle ainsi : « à travers les Cyclades semées au travers de la mer[140] ». Vers midi, le vent ne cessait de pousser les voiles pour tout à coup s’arrêter, incapable de parfaire sa poussée, faisant ainsi « sauteler » notre nave, un coup en avant, un coup en arrière. Cela dura [27v.] de cette façon toute la journée et la nuit suivante, tant et si bien que durant tout ce temps nous ne fîmes pas quatre milles. Nous en fûmes tous tellement titubants et chancelants que la plus grande partie des pèlerins ne savaient se retenir de vomir ni manger ; le seul profit en revint à notre patron parce que le soir au souper ses frais en furent réduits d’autant ; tous les reliefs allèrent au personnel de service.
Le lundi, dix-septième jour de juillet, une fois derrière nous tous les risques encourus et les passages remplis de dangers, aux premiers rayons du soleil, un bon vent comme il faut se leva, et peu de temps après nous nous rapprochâmes de la grande île du royaume de Crète, alias Candie, grande et spacieuse. Nous pouvions bien encore être à environ soixante milles de la cité de Candie, et nous fûmes tous réjouis de voir la côte. La manœuvre que nous amorcions, et qui nous maintenait toujours en présence des montagnes, fut telle que, grâce à la volonté divine, aux environs de minuit, nous arrivâmes près de Candie, et les ancres de la nave furent jetées à un demi-mille seulement des murailles. Nous nous serions bien rapprochés davantage jusqu’à l’intérieur du port, mais notre patron craignait les bancs de sable du fond de l’eau ainsi que les rochers du pied des murailles. La raison de cette crainte était due au fait que la nave était extraordinairement chargée, tant à cause des pèlerins que des marchandises de toutes sortes qu’elle transportait.
Le mardi matin, dix-huitième jour de juillet, quand la nave fut solidement ancrée, nous fûmes conduits, à bord d’une barque, dans la cité de Candie. Nous y restâmes ce même mardi, et le mercredi, le jeudi, le vendredi, le samedi, jour de la glorieuse sainte Madeleine, ainsi que le dimanche qui suivait, visitant chaque jour ladite ville et cité, tant les églises intra muros que celles des faubourgs, faisant chère lie aux frais de nos bourses. Il faut savoir que ceux qui n’étaient pas trop bien pourvus ni munis pécuniairement n’avaient pas la situation la plus facile.
Candie, ancienne dénomination de la Crète, est une belle et grande île située dans la mer Pontique ; elle est sujette de Venise, ayant au nord la Grèce, au Midi l’Égypte. Anciennement, elle s’honorait de posséder cent belles cités, selon Strabon et d’autres auteurs, en particulier Virgile qui disait[141] : « La Crète, l’île du grand Jupiter, s’étend au milieu de la mer ; là est le mont Ida, là le berceau de notre race. On y habite cent villes puissantes, c’est le plus riche des royaumes. » Mais pour l’heure il n’y a plus que neuf cités, dont Candie qui possède le siège de l’archevêque métropolite ; la grande église qui y a été construite est dédiée à monseigneur saint Tite, l’un des soixante-douze disciples[142] de Notre-Seigneur, frère de madame sainte Euphémie[143] dont le corps repose à Rovigno comme nous l’avons ci-devant dit, et disciple de monseigneur saint Paul [28] qui lui a adressé de nombreuses épîtres « à Tite »[144].
L’archevêque de Candie, pour l’instant, se nomme Jean Landes, et relève de la cour de Rome, parce que la grande église cathédrale est de rite latin ; les huit autres évêchés dudit royaume relèvent tous de l’archevêché. Ce sont : Cania, Rethema, Sythia, Cydonia, Cheronissa, Lampa, Rassama, Cortina, maintenant Gnossa. Cette île est le berceau de la découverte de la rame et de la navigation par mer, des armes et des flèches pour la guerre, des lois fondatrices du droit. En Crète il n’y a ni cerfs ni biches ni chevreaux ou très peu, si tant est qu’il y en ait, ni loups, ni renards ; il n’y a point de bêtes venimeuses comme les serpents, couleuvres et cela jamais (par la grâce de saint Paul, selon les habitants) ; de chat-huant hurlant la nuit, il n’y en a point, et si d’aventure on en introduisait un, il mourrait dès le lendemain pour cause d’acclimatation. Mais pour ce qui est des autres animaux, l’île en est fort bien pourvue : brebis, moutons, lièvres, lapins, sacres[145], faucons, poules, chapons, perdrix rouges en grand nombre, céréales, fruits de toutes sortes ; ce qu’on y trouve le plus abondamment, de façon admirable, c’est en particulier le bon, suave, doux, délicieux et savoureux malvoisie dont la production est tellement importante qu’un grand nombre de pays et de régions s’en fournissent et l’apprécient. Candie possède le plus beau port et havre capable d’accueillir à quai naves, navires et toutes sortes d’autres bateaux qu’on puisse voir. On peut les y amarrer tous, l’entrée étant commandée par une solide et grande chaîne de fer tendue en travers du chenal d’un quai à l’autre. Le bastion contigu à la mer, le plus près de la muraille, est en réfection ; il est fortement renforcé, voire tellement puissant et grandiose que ceux qui ne l’ont pas vu pourraient à grand-peine s’en faire une idée. Il y avait là, présents, un bon nombre de pèlerins, originaires de la plupart des pays d’Europe, qui disaient que jamais ils n’avaient vu de leurs propres yeux, et qu’ils n’avaient jamais entendu parler, de remparts à ce point fortifiés. Et ils estimaient peu de chose, comparées à celles de Candie, les défenses de Milan ou du château Saint-Ange de Rome, et cependant les gens qui tenaient ces propos se vantaient d’avoir passé une partie de leur vie tant en France et en Allemagne qu’en Angleterre et en d’autres pays. Si la nécessité se fait sentir d’un pareil potentiel défensif, c’est que chaque jour les gens de Candie craignent et redoutent ces maudits [28v.] Turcs et Infidèles. À l’heure actuelle la plus grande partie de la cité est quasiment détruite et à terre, ce qui est l’un des gros dommages au monde après Rhodes. La cause première de cette destruction est la suivante. En l’an mil cinq cent neuf, se produisit à Candie et quasiment sur la totalité de l’île un tremblement de terre aux secousses tellement violentes et extraordinaires qu’il renversa et réduisit à l’état de ruines environ deux mille maisons, si soudainement que leurs habitants n’eurent à aucun instant ni le temps ni la possibilité de pouvoir ou bien se sauver ou bien s’en mettre à l’abri. Ce fut une grande catastrophe irréparable, et actuellement les ruines en sont encore visibles, et l’on y voit leurs héritiers chaque jour fouillant les lieux et faisant procéder à des recherches afin d’y retrouver leurs parents, leurs amis ainsi que leurs biens, lors de la reconstruction qu’ils sont en train de faire. Il se passera un long espace de temps avant que les choses aient retrouvé leur état ancien. Et sachez de façon certaine que, du temps de son intégrité, elle n’était pas inférieure en taille à Venise. Sont encore là, à Candie, un grand nombre de belles et grandes églises, tant de rite grec que latin, comme la grande église cathédrale Saint-Tite, deux belles églises des Cordeliers, grandes et spacieuses, dont les uns sont réformés, les autres pas. Les prêcheurs, les carmes, les augustins sont tous latins. Toutes les autres églises sont de rite grec, le nombre en dépasse la centaine. Si leur importance n’est rien, comparée à celles des églises latines, selon moi (qui ai été spectateur de la chose), elles ne sont pas l’objet de moins de manifestations de piété et de cérémonies. Pourtant l’infatuation n’est pas la qualité dominante chez les prêtres, vu qu’ils sont pauvres, ne percevant ni dîme ni contribution de toute autre sorte, se contentant d’offrandes dues à la générosité de leurs paroissiens. Sur toute l’île, il y a plusieurs couvents. Tous les moines portent une robe noire tirant sur le gris, de la couleur de la toison des brebis, chacun d’eux ayant la tête recouverte d’une coiffure de serge noire à la façon d’un domino[146] tombant jusqu’à la ceinture, et présentant sur la partie avant deux petites cornettes ayant chacune un pied et demi de longueur. Ces moines-là suivent la règle de saint Basile.
On s’approvisionne à bon marché en pain, vin, oranges, citrons, choux-cabus[147], raifort, poires et raisin que l’on trouve en abondance. Les vins y sont si forts qu’il faut couper une chopine de malvoisie d’une pinte d’eau, pour le rendre buvable et profitable, sinon le cerveau se comporterait en mutin refusant d’obéir. Sur la totalité de l’île, les brebis portent deux fois l’an, à savoir en janvier et [29] en juin, et à chaque portée elles font deux agneaux, quelquefois trois. Les céréales, de la même façon, se sèment et se récoltent deux fois l’an, en mars et en juillet. Les vignes sont couvertes de raisin en telle abondance que cela ne manque pas de vous émerveiller, et elles ne sont point tuteurées avec des échalas comme le sont les nôtres, mais elles rampent sur le sol, et produisent des grappes de la taille d’une tête d’homme. Les cépages, dans leur totalité, produisent du malvoisie ou du muscat. Les vins rouges prennent le chemin de la Flandre ou de l’Angleterre. Les grains de raisin ne sont point recouverts de taches provenant de leur contact avec le sol, car il n’est pas trempé de pluie pour la bonne raison qu’il se passe quelquefois quatre ou cinq mois sans qu’il tombe une seule goutte d’eau. L’eau douce se prend à une demi-lieue de Candie, et il faut l’acheter si l’on désire en boire pour se rafraîchir. Dans les tavernes et dans les cabarets, on vous offrira, dès que vous y entrerez, l’eau en même temps que le vin, par crainte de vous voir mourir de soif.
Depuis Candie, est visible une haute montagne aux pentes étonnamment abruptes à la façon d’une pyramide, distante de la ville d’environ dix milles. Sur cette montagne, tout à son sommet, on a construit et se dresse une belle et jolie petite église grecque, dédiée à la Sainte Croix et dotée d’un logement suffisant pour un ermite (à condition qu’il y ait de quoi grignoter) ; il y a aussi une petite citerne approvisionnée en eau fort bonne à boire par manque d’une meilleure, et, dit-on, c’est là que monseigneur saint Paul fit sa résidence un grand moment après la Passion de Notre-Seigneur et la conversion de saint Tite ; là aussi qu’il rédigea les Épîtres tant aux Corinthiens, aux Colossiens, à Tite, qu’aux autres. C’est pour cela que me vint le désir et la curiosité d’aller voir et visiter ce lieu-là, persuadé que ce n’était ni si haut ni si loin que je me l’étais imaginé. En tout cas j’amenai six de mes compagnons à se joindre à moi pour faire cette visite ; mais il y en eut cinq, pour des raisons de fatigue due au franchissement de lieux escarpés et de passages pleins de dangers, à cause de la véhémente chaleur qu’il faisait, et aussi parce que la nuit approchait, qui se mirent à se regarder l’un et l’autre, disant : « Retournons là d’où nous venons. » Sitôt dit, sitôt fait. Mais un homme d’église, chanoine de Privas[148] dans le Bourbonnais, nommé monseigneur Gilbert, et moi, décidâmes de mener à bien notre aventure, ce qui n’était pas rien, étant donné que je n’avais pas encore recouvré toute ma forme, et que je n’étais pas encore remis de l’indisposition dont j’avais souffert durant les jours qui précédaient. En outre nous n’avions ni guide, ni pain, ni vin, [29v.] ni eau, rien sauf une grappe de raisin blanc pour nous deux, qu’un brave homme nous avait donnée dans les vignes de Candie. La chaleur était telle que nous croyions devoir en mourir. C’était pour moi une vraie folie, sans provisions, de me lancer dans une pareille aventure en plein pays étranger. En tout cas, avec l’aide de Dieu, de colline en colline, nous atteignîmes le pied de la montagne. Arrivé là, je fus contraint de m’étendre sur le sol, à la façon d’un homme plus près de la mort que de la vie. Mon compagnon, qui était plus résistant que moi et qui avait davantage de forces, portait ma robe par pitié et charité pour moi, ne cessant ainsi de soulager ma propre faiblesse. Toujours est-il que de caillou en caillou, nous parvînmes au haut de la montagne, sans trouver ni sentier ni chemin. Une fois nos oraisons, aussi brièvement que possible, terminées, il nous fallut nous rafraîchir en buvant de l’eau de la citerne à satiété, et au maximum de nos possibilités. Et nous reprîmes la descente, toujours sans chemin ni sentier. De là-haut, notre vue portait sur un grand nombre de régions et contrées de l’île, étant donné que nous étions là au point culminant de la Crète. Entre autres lieux, nous vîmes au loin, en direction du Midi, celui où se trouve le Labyrinthe du Minotaure réalisé par Dédale, comme tout érudit peut en prendre connaissance. Ovide en fait le récit dans son huitième livre des Métamorphoses. Pareillement Virgile, dans son sixième livre de l’Énéide[149], dit : « Ici, le cruel amour du taureau, Pasiphaé sous le déguisement qui l’abuse, leur sang mêlé, leur fruit biforme, le Minotaure : il est là, monument d’une Vénus affreuse ; puis cette demeure qui coûta tant d’efforts et son lacis inextricable ; mais prenant en pitié le grand amour d’une reine, Dédale lui-même dénoue les artifices et les ambiguïtés du palais, guidant d’un fil des pas aveugles. Toi aussi, en un si grand ouvrage, tu aurais place importante, Icare, si la douleur le permettait ; deux fois il avait essayé de figurer tes malheurs dans l’or, deux fois les mains paternelles tombèrent. Ils allaient examiner successivement tous ces tableaux… »
Le soleil commençait à quitter le zodiaque, et se dirigeait vers les régions occidentales, nous contraignant à faire retraite ou à rester au milieu des buissons, pour le grand dommage de nos bourses et, qui plus est, de nos personnes. En connaissance de cause et tout bien considéré, nous nous mîmes en grand devoir de descendre directement à travers les hauts et énormes rochers sans nous préoccuper de nous mettre à la recherche d’un sentier ou d’un chemin. Avec l’aide de Dieu, nous atteignîmes le pied de la montagne, toujours face à Candie, que l’on apercevait à une distance qui n’était que de cinq ou six milles, tandis que le soleil continuait sa course jusqu’à atteindre les contrées de Favonius et de Zéphyr. Ce qui nous incitait à faire des enjambées plus de deux pieds plus grandes que la normale. Après avoir traversé plusieurs villages et bourgades, nous vînmes demander asile (avec l’aide de la lune qui était belle et resplendissante) dans un petit [30] village situé approximativement à deux milles des faubourgs de Candie, alors qu’il était environ minuit. Je vous certifie, c’est ce que je pense, que l’endroit où nous nous trouvions logés était pour nous bien dangereux, vu que l’on nous soupçonnait d’avoir sur nous plus d’or et d’argent que nous n’avions en réalité, quoique le maître de la maison et sa concubine, pour la durée de la nuit, et afin de nous loger, eussent quitté volontairement leur maisonnette, après nous avoir donné du bon pain et du bon vin.
Il prit son arc turquois, son carquois, et puis sa maîtresse par le bras ; ils s’en furent loger comme ils l’entendaient, je ne sais où, mais ce qu’il y a de certain c’est que je croyais qu’ils allaient chercher quelque autre « aventurier » pour me couper la gorge, ce qui fut cause que je ne fus guère rassuré pour cette nuit-là. Toutefois, grâce à la protection de Dieu, la chose se passa mieux que je ne le pensais. En effet, le lendemain matin, à leur retour, alors que nous voulions régler notre écot à l’hôte des lieux, il nous répondit qu’il ne voulait rien recevoir de nous, et que c’était pour Dieu qu’il nous offrait gratis la restauration qu’il nous avait ménagée, et aussi pour que nous ayons une pensée pour lui quand nous serions à Jérusalem. Notre joie fut grande d’avoir échappé à pareil danger et péril. Et puis, aussi gais que des perroquets, nous fîmes notre entrée à Candie à l’heure du dîner, où nous attendaient nos compagnons, qui croyaient que jamais plus ils n’entendraient parler de nous. Il faut que vous sachiez que cela ne se passa pas sans que nous fussions vertement tancés par eux, pour avoir entrepris une aventure pareillement folle. Mais voilà, gens curieux ne seront jamais assouvis[150].
À douze milles de Candie – soit six lieues, selon notre système de mesure – se trouve le Labyrinthe dont il a été question ci-dessus, où était enfermé le monstre Minotaure. À l’heure actuelle, il subsiste dans toute son intégrité, aux dires des habitants de la région. Aussi un grand nombre de pèlerins, curieux de le voir, voulaient m’y entraîner avec eux. Effectivement, les ânes étaient déjà loués pour nous y emmener le lendemain, mais je craignais que le patron ne donnât l’ordre du départ de la nave plus tôt que nous ne le pensions ; ce qu’il fit en réalité, interdisant ainsi la réalisation de leur projet. Ils s’en trouvèrent bien, car ils ne seraient jamais rentrés à l’heure pour regagner la nave, et le patron et capitaine ne les aurait jamais attendus, la raison en étant que maintenant on ne fait plus d’appel d’après les listes d’inscrits : « Jean, Thiébaut, Martin… Présent ? Absent ? », comme cela se pratiquait au temps passé, selon la bonne habitude d’alors. Ce fut mon avis qui pour cette fois l’emporta.
[30v.] On nous a dit que l’église des Grands-Cordeliers était dotée des plus belles orgues de la Chrétienté. Le facteur en est maître Vincent Colomb de Montferrat[151]. La cité de Candie est à ce point riche de tant d’autres choses somptueuses, qu’il me serait impossible d’en faire le recensement complet.
Le jeudi, vingtième jour de juillet, dans cette église des Cordeliers, les chanoines de Gannat-en-Bourbonnais[152] chantèrent en polyphonie une messe de Notre-Dame, qui était fort agréable à entendre. Il y avait là, en personne, le duc de Candie nommé Nicolas Contarin, plusieurs seigneurs de Venise et de Candie, ainsi que nous, tous les pèlerins réunis. C’est moi, malgré mon indignité, qui fus désigné, par défaut, pour dire et célébrer cette messe, bien que d’autres plus titrés que moi eussent été présents, comme un évêque de Normandie et un abbé de mon ordre, Jean de Charansonnay, abbé de Notre-Dame de Talloires[153], en Savoie, du diocèse de Genève, qui n’étaient pas au mieux de leur personne. La messe fut dite selon notre rite et usage latin, à la manière française, et elle plut merveilleusement à ces gens qui étaient de rite grec, ou du moins le laissaient-ils croire. Ce jour-là, les Cordeliers n’eurent aucune autre grande messe célébrée sur le maître-autel ni ailleurs.
Dans l’arc insulaire crétois, qui est fort étendu, il y a, dit-on, dix-huit mille tant villes que châteaux-forts et villages, peuplés tant de Chrétiens, de Juifs, de Turcs que de toutes sortes d’autres ethnies et populations. Tous, autant qu’ils sont, s’acquittent de l’impôt et obéissent à Venise. Jason, qui conquit la Toison d’or en Colchide, était de Candie.
Le lundi au soir, vingt-quatrième jour de juillet, la plupart des pèlerins embarquèrent à bord de la grande chaloupe, pour regagner notre nave, mais les marins et le maître à bord nous maintinrent sur place plus de trois heures, tant et si bien que nous fûmes réduits à protester auprès du capitaine, qui intima aux marins l’ordre de bien vouloir, sans attendre, nous transporter et nous conduire rapidement à la nave. Ce qu’ils firent. Mais, alors que nous étions persuadés que nous allions sortir en empruntant le goulet du port, nous nous heurtâmes à la grande chaîne tendue d’un quai à l’autre. Les gardes du port portèrent à notre connaissance qu’il s’agissait là d’un ordre émanant du duc de Candie. Il nous fallut alors lui envoyer une délégation de personnalités les plus marquantes de notre groupe, afin de le faire revenir à de meilleurs sentiments, argumentant à coup de paroles toutes pleines d’humilité, et le suppliant de bien vouloir nous faire la grâce de nous laisser sortir et de nous permettre ainsi de mener à son terme notre voyage. Il écouta nos propos avec humanité, et donna généreusement son accord à la manœuvre de descente des chaînes au fond de la mer, de manière à assurer à notre barque un passage aisé. Ce qui nous causa la plus grande joie du monde.
[31] Et il nous fut dit par une autre personne interposée que l’interdiction et la défense qu’il avait prises à l’encontre de nous, les pèlerins, répondaient à sa volonté de nous signifier que c’était lui, pour l’heure, qui était le maître et le chef. Que d’autre part la cause en était que le père de notre capitaine et seigneur, et le frère dudit duc, avaient eu, pour des raisons de jalousie, une altercation qui les avait opposés à Venise, étant l’un et l’autre en compétition pour le transport desdits pèlerins[154]. « Ils furent plusieurs à concourir, mais un seul gagna. » Durant le temps que les messagers et commissaires se rendaient auprès du duc de Candie afin de négocier notre autorisation de sortie, et que notre barque était immobilisée à l’intérieur du port devant la chaîne, un de nos matelots qui avait la tête et le ventre tellement pleins de malvoisie que plus rien n’aurait pu y pénétrer, tomba la tête la première dans la mer, et, n’eût été l’éclat de la lune qui brillait et la blancheur de sa chemise, il fût resté là pour ce qu’il était, comme un homme de sa race. Mais à aucun moment je ne le perdis de vue, parce qu’il était assis tout près de moi ; et lorsqu’il réapparut à la surface, je l’agrippai tout soudain par les cheveux et le tirai à l’intérieur de la barque, à ce point mouillé au-dedans comme au-dehors qu’il ne savait pas combien de doigts il avait à la main gauche. Il se produisit alors une telle clameur et un tel éclat de rire que les gardes et le poste de guet en étaient à se demander ce que cela pouvait bien être. Le pauvre « patient » riait en même temps que nous, sans savoir pourquoi.
Le mardi, vingt-cinquième jour de juillet, fête de messeigneurs saint Jacques et saint Christophe – l’opération d’embarquement dans la nave s’étant faite au mieux pour chacun d’entre nous –, nous eûmes en poupe un vent fort comme jamais encore nous n’en avions eu : mais peu de temps après, tout à coup, se produisit un tourbillon qui emmêla toutes nos voiles, et nous nous imaginions tous que nous allions périr noyés. Le patron s’écriait : « Jésus, sainte Marie de Lorette[155]… », et plus aucun espoir n’était permis. Aussi soyez véritablement assurés que nous autres, les pèlerins, n’étions point fort à l’aise de voir les « maîtres mariniers » en proie à une pareille peur. Grâce à Dieu, le grain, l’instant d’après, s’était apaisé ; alors chacun de nous reprit ses esprits en décrivant à son compagnon la peur commune qui s’était emparée d’eux tous sans exception. La chose était plaisante à entendre. C’est en toute sûreté que nous longeâmes les côtes de Karpathos[156] ou Scarpanto, qui appartient à Venise.
Le mercredi, vingt-sixième jour de juillet, notre vent fut aussi favorable que le jour précédent, et nous parcourûmes une distance étonnamment fort longue. Toujours est-il que la nuit, un prêtre de Savoie, qui était chapelain de monseigneur de la Chassagne[157] notre compagnon, s’était couché dans une des berguettes de notre nave, à l’air libre, pour être plus à son aise. La force du vent était si véhémente qu’elle projeta une ondée marine à l’intérieur [31v.] de la barquette où notre homme s’était couché ; sous le coup de la fraîcheur de l’eau, il se mit à s’éveiller, s’imaginant qu’il était à la mer, que notre nave s’était disloquée et qu’elle était brisée. Ce qui fit qu’il se mit soudainement à crier et à braire si fort, tel un nigaud, que tous les passagers étaient affolés et violemment troublés à l’idée qu’ils allaient tous périr. Ce fou de traître-là allait répétant : « Nous sommes tous perdus, nous sommes tous perdus… » Tout cela pour un mauvais tonneau d’eau de mer qui avait pénétré par la large fenêtre qui ouvrait sur le réduit où se trouvait la barquette dans laquelle il avait pris place, la noyant sous environ un pied de hauteur d’eau. Nous voyant en train de l’entourer, le malheureux malotru hurlait toujours de plus en plus fort, tellement était grande son épouvante. Imaginez de quel secours serait un tel héros pour les valeureux champions emmenant à bord de leurs grosses galères, à travers les vagues de la mer, cinq ou six cents hommes de guerre ! Cette peur et cette séance de rire une fois derrière nous, chacun s’en retourna en son coin pour dormir. En tout cas celui qui le pouvait. Nous avions toujours un bon vent en poupe, plus fort et plus régulier qu’auparavant. Aux environs de minuit, nous étions au large de l’île de Rhodes[158] qui fait parler d’elle journellement avec l’intensité que l’on sait, à travers toute la Chrétienté, à cause de ce grand malheur et de l’injure que le Turc régnant nous a infligés en l’arrachant à notre sainte religion pour la contraindre sous le joug infidèle. À l’heure où l’aube pointait, nous entrions dans le golfe de Satalie[159], dont la longueur est de plus de cent milles. Je ne le vis point, car j’étais immobilisé couché dans ma cabine, en proie aux poussées de fièvre qui me causaient force souffrances et tourments, doutant que Dieu me permît jamais de fouler les Saints Lieux hiérosolymitains.
Le lendemain, jeudi vingt-septième jour de juillet, la force motrice du vent se mit à baisser d’intensité, et nous étions encore à nous attarder au beau milieu dudit golfe de Satalie, écrasés par la plus grande chaleur que l’on puisse imaginer. Il n’y avait, sur notre nave, qu’une eau si puante et si empoisonnée qu’il était impossible d’y goûter, à l’exception du contenu d’un petit tonnelet que nous avions dans notre cabine, que j’avais fait embarquer à Candie, contrairement aux autres qui n’en avaient pas fait provision, persuadés que nous ferions escale plus tôt que nous ne le fîmes en réalité. Durant toute cette journée-là, aucune terre n’était en vue, si bien que le patron fit monter en haut de la hune quelques matelots, leur demandant d’essayer de voir s’ils apercevaient une terre. Mais rien. Malgré leur grande expérience dans le domaine des arts marins, nos hommes de mer et le pilote étaient incapables de faire le point exact de leur position. Allez donc demander, dans ces conditions, pour nous les pèlerins, quelle était l’ampleur de notre frayeur et de notre stupeur.
[32] Le vendredi, vingt-huitième jour de juillet, se leva un soupçon de petit vent, et à l’approche de la vêprée nous aperçûmes une terre. Les « maîtres mariniers » eurent l’absolue certitude qu’il s’agissait de l’île de Chypre. Et nous fîmes tant et si bien qu’avec l’aide de Dieu, nous nous trouvâmes au large de la ville de Baffa[160] ; nous longions alors la montagne où se trouve la galerie souterraine taillée dans le roc où s’étaient réfugiés et étaient restés les sept dormants[161], à savoir Maximien, Malech, Marcien, Denis, Jean, Serapion et Constantin. Ils étaient restés endormis en Jésus-Christ pendant trois cent soixante-douze ans, pour échapper et se soustraire à la folie meurtrière qu’ils redoutaient de l’empereur Dèce[162]. Ils étaient natifs d’Éphèse. Ils avaient été alors ressuscités de leur endormissement grâce à la supplication et aux prières de l’empereur Théodose[163]. On peut en avoir plus ample description dans la légende qui les concerne.
Le samedi, vingt-neuvième jour de juillet, nous avions toujours sous nos yeux les côtes de Chypre, dans leur partie méridionale. C’est alors que se présenta sur notre route un gros galion de Venise qui montait la garde pour parer aux attaques toujours possibles de corsaires et d’écumeurs de mer. C’était l’un des galions de Saint-Marc avec environ six cents hommes embarqués. Ils mirent par amitié leur canot avec cinquante hommes à notre disposition, pour nous porter secours en nous tirant, à coups de rames, hors de l’endroit où l’absence de vent nous avait immobilisés. Nous les saluâmes de quatre coups de canon bien sonores. Quand cela fut fait, le soir s’en venant, nous arrivâmes en la cité de Limassol[164], où l’on nous servit une bien pauvre collation, étant donné l’indigence du lieu, ce qui ne nous fut pas d’un grand secours. L’ensemble de la cité est semé de ruines ; cette destruction est due aux Maures et aux Sarrazins, qui ont abattu les murs tant des églises que des bâtiments particuliers, même s’il subsiste encore pour l’heure deux églises et un château-fort dont la reconstruction a été entreprise. L’église cathédrale est dédiée à Notre-Dame, et, lorsque nous y étions, il n’y avait seulement que l’évêque et trois chanoines pour assurer le service journalier des heures canoniales, qui étaient dites en latin. La deuxième église est de rite grec. À présent vous y apercevez les anciennes fresques peintes sur les murs lacérées, coupées à coup de haches, d’armes et de toutes sortes d’instruments contondants à usage de guerre, les unes à hauteur du visage, les autres au niveau du tronc, offrant un spectacle pitoyable, vu l’énormité d’une semblable irrévérence imputable aux maudits Turcs, sectateurs de Mahomet.
Le dimanche, trentième jour de juillet, il nous fut impossible de quitter Limassol, le vent ne nous étant pas favorable, et nous fûmes réduits à endurer la plus grande et la plus véhémente chaleur qu’aient jamais supportée de pauvres Chrétiens. Il n’existait [32v.] pas d’ombrage assez épais pour pouvoir nous prémunir contre semblable température. Le soir venu, chacun se mit en devoir de se retirer dans ses appartements sur la nave, à l’exception de ceux dont le contrat stipulait que le terme de leur voyage était uniquement Chypre, et qui furent fort effrayés de devoir choisir, entre ou bien être contraints de rester dans l’île, ou bien passer un nouvel accord aux conditions du patron, pour poursuivre, avec nous, au-delà de Chypre. Certains avaient voulu négocier une formule d’île en île, pensant ainsi trouver de meilleures conditions. Il leur avait semblé qu’agissant ainsi, ils étaient plus malins, plus astucieux et plus finauds que nous autres, mais je crois que leur ruse leur fut de peu d’utilité, car ils furent contraints de se soumettre, exactement comme nous autres. On dit communément que les plus malins sont le plus souvent ceux qui sont trompés et qui se trouvent attrapés.
Le lundi, trente et unième et dernier jour de juillet, de bon matin, les ancres furent remontées du fond de la mer, les voiles hissées. Le vent était fort convenable et dura ainsi toute la journée jusqu’au milieu de la nuit qui suivait ; mais voici que la plupart de nos compagnons pèlerins se trouvèrent si indisposés et si malades que pour notre capitaine et patron les nourrir n’avait pas grand coût. La cause en était la viande qui était mal accommodée, le vin de Chypre, coupé avec le bon vin de Venise, qui sentait la poix à pleine bouche. Au diable les méchants coquins à qui ne viendra pas à l’esprit d’avoir quelque geste amical pour les pèlerins. Il n’y avait personne, parmi les membres de l’équipage, qui ne traitât de la pire façon possible les pèlerins, à l’exception de monseigneur le baron d’Haussonville qui leur avait tellement rempli leurs boursettes de ducats vénitiens que tout ce qu’il demandait, fût-ce au cuisinier, au responsable des vins, à l’intendant, il l’obtenait et toujours du meilleur. Du groupe des joyeux compagnons il était toujours le premier, sans jamais, quels que soient les aléas de notre situation, témoigner le moindre abattement. Pour ce qui me concerne, tenez pour assuré qu’il n’y avait pas de tout mon corps un seul membre capable de me tenir debout, tant ma maladie m’avait cassé, eu égard au fait que je n’étais nullement formé à pareille situation et manière de vivre. La vérité est que je n’étais pas seul à être en proie à pareil malheur et semblable infortune. Il y en avait bien vingt-cinq, parmi ceux-là, qui auraient bien voulu avoir un morceau de lard de leur maison, à condition qu’il fût bien accommodé, et un verre de quelque petit vin naturel, accompagné de pain bis cuit au four de sa maison ; mais voilà, la déraison est grande de désirer ce qu’il est impossible d’avoir.
[33] Le mardi, premier jour du mois d’août, fête de saint Pierre-aux-liens, le bon vent continuait à souffler de façon fort satisfaisante. Après le dîner, nous fûmes tous conviés par notre capitaine à nous rendre dans sa cabine pour lui régler le solde de la somme d’argent que nous lui devions, qui se montait à vingt-cinq ducats d’or[165]. À propos de ce règlement, certains, dans un mouvement de protestation, voulurent qu’il fût reporté, disant que nous n’étions point encore à Jaffa, que c’était là que nous étions tenus de payer cette somme (ils ne faisaient que dire la vérité), mais tout bien vu et bien considéré, pour être quittes avec lui, nous le payâmes, à l’exception de quelques avares et « grippe-pain » auxquels depuis lors il tint des propos de fort grande dureté, en leur « faisant le poil », comme savent bien le faire les bons, justes, fidèles et loyaux Lombards !
Le mercredi matin, second jour d’août, fête de saint Étienne, pape et martyr, et patron de notre bonne ville de Saint-Mihiel[166], au duché de Bar, et diocèse de Verdun, nous aperçûmes la Terre Sainte. On nous l’indiqua ainsi que le port de Jaffa[167], cette terre que nous avions tant désirée, et depuis tellement longtemps, poussés que nous étions par le fervent désir d’y parvenir, et aussi pour échapper aux mauvais traitements dont nous étions l’objet sur la nave. À peine avions-nous reconnu cette Sainte Terre, que nous nous mîmes à chanter à haute voix, malades, bien portants, guéris, le Te Deum laudamus, nous prosternant à deux genoux, comme les bons et vrais Chrétiens catholiques doivent le faire et en ont l’obligation. Il nous semblait que nous avions recouvré la santé, tellement nous nous sentions à l’aise et remplis de joie. Il était aux environs de huit heures. Notre capitaine, accompagné de l’interprète turc qu’il avait embarqué en Crète, ainsi que deux pèlerins d’Otrante au pays de Naples, quittèrent la nave pour se rendre à Rama[168] afin d’y rencontrer le lieutenant du soubachi[169] de Jérusalem pour lui demander notre sauf-conduit. La petite « gondole », à cette fin, fut rapidement mise à l’eau. Elle ne mit pas beaucoup de temps pour atteindre la rive ; elle revint vers midi, sans nos éclaireurs qui s’employaient activement à obtenir notre passeport. Les voiles furent alors pliées et solidement fixées à la poutre dite traversaine, selon l’habitude, les ancres furent descendues au fond de la mer, et nous étions là, en toute sécurité, attendant l’heureuse issue des événements. Nous étions ancrés à environ deux milles, quasiment prisonniers, fâchés, accablés et tourmentés autant à cause de l’impatience qui était la nôtre que du retard pris par nos missionnaires.
[33v.] Le lendemain jeudi, troisième jour d’août, qui était fête de l’Invention du corps de monseigneur saint Étienne, premier martyr, à l’heure de vêpres, notre capitaine revint de Rama à notre grande satisfaction. En effet, il nous informa que le lendemain, trois heures avant le lever du jour, nous aurions à quitter la nave pour gagner le port de Jaffa (ou Joppen). Tenez pour assuré que, si pour nous cet instant du matin se faisait attendre, c’était aussi la même chose pour le capitaine, qui ne voyait venir ni l’heure ni le jour où il n’aurait plus à nous nourrir à ses frais, ce qu’il faisait d’ailleurs bien mal, car il nous traitait durement, chichement et méchamment, trahissant ainsi à tort les engagements que son seigneur de père nous avait faits quand nous étions à Venise.